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mercredi 28 février 2018

Incantations contre l'entorse.

Incantations contre l'entorse.

Le Dr P. Bidault, qui a étudié dans sa thèse les superstitions médicales du Morvan, indique les principales formules récitées par les paysans morvandiaux pour se débarrasser des entorses. Le plus souvent, ils répètent trois fois:
"Entorses, détorses, veines, nerfs, sautés et trésautés, je prie Dieu et la bonne Dame de mars de vous remettre dans l'endroit où vous étiez."
A Arleuf, on dit:
"Entorse, entorse, entorse, si tu es dans le sang saute dans la moelle, si tu es dans la moelle, saute dans l'os, si tu es dans l'os, saute dans la chair, si tu es dans la chair, saute dans le poil, si tu es dans le poil, saute dans le vent."
A Chatillon-en Bazois, on récite l'invocation suivante:
"Saint Côme et saint Damien se promenant par les rues et par les champs, raccommodant les pauvres gens de cassures, entorses et foulures, entrez (remettez), Seigneur, ce qui est déenté."
Voici une autre formule qui a cours dans la partie du Morvan qui avoisine Semur-en-Auxois:
"Trois anges sur la mer qui tord et détord. Notre Seigneur qui retord. Le bon saint Damien les mette dans les points et le bon saint Loup les mettent dans les nouds (nœuds). C'est ce que je vous souhaite de tout mon coeur".
A Charbonnat-sur-Arroux, on dit très vite et très haut en patois:
"Je te gougne, je te regougne, je t'entorchis, te détorchis. Fône (femme), levez-vous et partez d'ihi, vos otes guarie".
Voici encore une incantation qu'on récite non contre l'entorse, mais contre le bourgeon (variété de conjonctivite):
"Trois vierges dames s'en vont au-delà des monts chercher guérison de la lumière et du bourgeon. Dans leur chemin font rencontre de l'enfant Jésus qui leur dit: 
-Mes trois vierges dames, où allez-vous?
-Seigneur, nous allons au-delà des monts chercher la guérison de la lumière et du bourgeon.
L'enfant Jésus leur répond:
"Retournez dans vos maisons, vous y trouverez guérison de la lumière et du bourgeon."
Enfin, contre la colique, on dit en posant le doigt sur le nombril:
"Marie qui êtes Marie ou colique, passion qui êtes entre mon foie et mon coeur, entre ma rate et mon poumon, arrête au nom du père, du fils et du Saint-Esprit. Amen."

Les Annales de la santé, 15 novembre 1909.

Les boucles d'oreilles.

Les boucles d'oreilles.

L'usage des boucles d'oreilles remonte à la plus haute antiquité. On en a trouvé dans toutes les sépultures; celles de l'âge de bronze se distinguent par le volume et la grandeur des anneaux.
De nos jours encore, les femmes n'ont pas su s'affranchir de cette ornementation de primitifs. Les femmes d'Orient surtout surchargent leurs oreilles et quelquefois leur nez d'anneaux et de pendeloques, comme le montrent nos figures.



Bédouine égyptienne.

Nous ne voulons pas étudier ici les origines et la psychologie de ce besoin de la parure, legs d'une hérédité presque préhistorique. Nous nous bornerons à indiquer quelques-uns des accidents auxquels expose le percement des oreilles.
Le Dr Nicolas a rapporté l'histoire d'une jeune personne très élégante chez laquelle un brillant, vissé à l'oreille, avait produit une inflammation du lobule et s'était perdu au milieu des tissus. L'incision avait été nécessaire et il fallut plus d'un mois pour obtenir la guérison.


Danakite de Djibouti

Il n'est pas rare de voir des pustules d'impétigo de développer au niveau de la perforation du lobule de l'oreille; elles forment des croûtes en se rompant; par inoculation du pus la lésion peut s'accroître et gagner les parties voisines. Dans ces cas, il n'est pas rare de voir la boucle d'oreille, enchâssée dans les tissus, les ulcérer et finir par couper le lobule et le diviser en deux languettes.



Bayadère de Madras.

L'eczéma est encore une complication fréquente ainsi que l'herpès. Des chéloïdes ou petites tumeurs molles peuvent également apparaître au niveau de la perforation. Mais on a noté des accidents plus graves encore: l'érysipèle, la gangrène, la tuberculose, la syphilis. Leloir cite le cas d'une jeune fille de vingt ans qui présenta un lupus tuberculeux de l'oreille. Après enquête, il découvrit que la perforation avait été faite avec des instruments sales par un horloger tuberculeux. Unna, de Vienne, eut l'occasion de voir une jeune fille de quatorze ans, de famille parfaitement saine, qui avait porté les boucles d'oreilles d'une amie récemment décédée de tuberculose pulmonaire. Quelques mois après, l'héritière des bijoux devint malade. Des ulcérations à bords décollés apparurent sur les lubules de l'oreille, les ganglions lymphatiques du cou s'engorgèrent; on constata la présence de bacilles tuberculeux dans les granulations des ulcérations auriculaires. La bronchite ne tarda pas à apparaître et la jeune fille mourut rapidement de consomption.



Cynghalaise de race tamoule.

Fournier, Rochon, Le Roy, ont cité des cas de transmission de la syphilis lors de la perforation du lobule des oreilles avec des instruments mal nettoyés.
L'auteur de cet article n'a pas la prétention de faire renoncer les femmes aux boucles d'oreilles pas plus qu'au corset, aux chapeaux et robes extravagantes. Il faudrait pour cela réformer leur mentalité, ce qui demandera encore des siècles. Il se bornera à rappeler que chez les Grecs et les Romains le port des boucles d'oreilles était réservé aux peuples vaincus et aux esclaves. Un jour que Cicéron plaidait, un certain Octavius qui avait été esclave en Agrique, se plaignit de ne pas entendre. "Tu as pourtant l'oreille percée deux fois", répartit ironiquement le grand orateur.
Mais si on ne veut pas renoncer aux boucles d'oreilles, on pourrait au moins prendre quelques précautions pour éviter les accidents que nous venons de signaler et qui sont beaucoup moins rares qu'on croit. Il faudrait d'abord prévenir les bijoutiers et les horlogers des accidents qu'il font courir à leurs clients en négligeant les précautions antiseptiques et les responsabilités qu'ils encourent. En outre, on ne devrait pas pratiquer cette opération avant l'âge de dix à douze ans, en raison de la fréquence de l'impétigo et de l'eczéma chez les enfants. Enfin, il faudrait renoncer à cette opération chez les scrofuleux et les tuberculeux.

Les Annales de la santé, 15 juillet 1909.

Chronique du 16 mai 1858.

Chronique du 16 mai 1858.


Ce printemps, la loi protectrice des animaux a rendu un sévère arrêt contre un homme convaincu de cruels sévices envers son âne; mais la justice n'a pu malheureusement que venger la victime.
Le sieur Bertand P.  conduisait au marché de Paris un âne qu'il avait chargé outre mesure de diverses denrées; la bonne volonté de l'animal ne pouvait rien contre un fardeau au-dessus de ses forces; il pliait les jambes sans avancer; son maître le frappait en vain; les coups ne lui donnaient pas le surcroît de vigueur qui lui eût été nécessaire, et il n'avançait pas davantage. Cet homme, tirant alors son couteau, lui en porta un coup à la gorge qui l'étendit mort.
Traduit pour ce fait devant le tribunal, le meurtrier a été puni, en vertu de la loi qui réprime la cruauté et l'injustice de quelque manière qu'elle s'exercent.
Cette affaire a attiré l'attention sur la triste condition dans laquelle sont placés les ânes parmi nous.
Honnis, méprisés, on ne parle d'eux que pour en faire un terme de comparaison insultante; on les ravale aux plus infimes emplois, et cela, dans le fond des campagnes, sans leur donner jamais le droit de cité. Et il serait peut-être curieux de rechercher comment l'âne a pu en venir à ce point de dégradation, lorsque autrefois, dans certaines nations, il était servi dans des temples et adoré comme le symbole de la Divinité.
En Arabie, il est encore très-vénéré. En liberté l'âne tourne sa croupe au vent, et pour cela, non-seulement il sert à ce pays de girouette, mais encore il devient le symbole du souffle de la vie et il est tenu en grande considération. Les ânes d'Arcadie sont toujours les premiers personnages de ce pays. Dans l'île de Maduré, où la transmigration des âmes est un dogme admis, on croit que les âmes des grands hommes passent après la mort dans le corps des ânes.
Pauvres grands hommes! on voit, si cela est vrai, de quelle manière ils sont traités parmi nous.
On a bien de la peine à comprendre cette espèce d'aversion pour un bon serviteur comme le baudet, quand on voit près de lui des animaux malfaisants comme le serpent, dont on a fait l'image de la sagesse, le symbole de la science
Une lettre des Antilles apprend qu'une jeune et belle actrice de Lyon, mademoiselle Marie Lavarelle, fort estimée dans ce pays, où elle avait trouvé un engagement avantageux et allait sans doute faire une belle fortune, a été trouvée dans son lit étouffée par un serpent. Le monstre s'est glissé dans sa chambre et avait été partager sa couche pour lui donner la mort.
M. Legendre, ingénieur civil, qui vient de visiter les rives du fleuve Amazone, raconte aussi qu'en entrant dans une habitation, il vit un serpent d'une si longue et si énorme dimension, qu'il venait d'engloutir un porc. Le maître de la victime lui tira deux coups de fusil dans la tête et l'étendit mort. Il lui fallut la force de huit nègres pour enlever son cadavre de la cour.
Pour en finir avec les animaux malfaisants comme le serpent, racontons un événement horrible.
Un pauvre homme, gardien de pourceaux, avait l'habitude de se faire accompagner par son fils, jeune garçon de dix ans, qui l'aidait à maintenir l'ordre dans la compagnie des cochons. Un jour, ayant à se plaindre de cet enfant, il lui lança une pierre qui l'atteignit à la tête et l'étendit mort.
Le malheureux père, à ce spectacle, perdit la tête; il prit une corde et se pendit à un arbre. A deux pas de là, les pourceaux, alléchés par l'odeur du sang, se rassemblaient autour du cadavre de l'enfant et le dévoraient.
La femme du gardien, ne voyant revenir ni son fils ni son mari à l'heure du dîner, se dirigea vers le champ en tenant dans ses bras son dernier enfant qu'elle allaitait. Au tableau qui s'offrit à ses yeux, elle tomba sans connaissance en laissant échapper son pauvre enfant; et l'immonde troupe dévora cette seconde victime toute vivante.
Revenue à elle, la pauvre femme ne sut plus ce qui était arrivé; elle était folle.
Et on dit dans la commune qu'il n'y a jamais eu au monde de convoi aussi déchirant que celui qui emmenait tous ces débris humains, suivis de cette malheureuse insensée.
Il vient de se passer un autre fait indiquant que les bizarreries du destin se montrent par les excès les plus opposés.
Un malheureux logeur en garni du 12e arrondissement ne possédait pour toute fortune qu'une douzaine de méchants lits, qu'il louait à tant la nuit.
Cependant, quelque misérable que fût le gite, un ancien négociant vint s'y loger. Presque aveugle, d'une humeur très-taciturne, il était devenu insuportable à sa famille, qu'il avait prise en aversion à son tour.
Parfaitement accueilli par le pauvre logeur, il prit pour lui une amitié qui resta toujours cachée sous les apparences dures et brusques de son mauvais caractère.
Mais étant mort subitement dans un petit voyage qu'il venait de faire, on a trouvé dans sa chambre un testament en bonne forme, par lequel il lègue 1.200 francs de rente et une maison au pauvre logeur.

                                                                                                                Paul de Couder.

Journal du dimanche, 16 mai 1858.

mardi 27 février 2018

Une noce arabe en Egypte.

Une noce arabe en Egypte.

L'éducation de la jeunesse musulmane en Egypte se résume ainsi: les garçons apprennent le Coran et les filles rien du tout. En conséquence, les garçons sont envoyés au kouttab, c'est à dire à l'école, à l'âge de neuf ans, dans le but unique d'y apprendre le Coran par coeur, sans en omettre un verset, un seul mot. Celui qui a atteint ce but enviable est considéré comme un jeune homme accompli, l'honneur de sa famille.
Quand les études du jeune homme sont achevées, ce qui lui arrive généralement vers l'âge de quinze ans, son père en est averti par le chef du kouttab. L'heureux père s'empresse alors de retirer son fils de l'école, il l'emporte en triomphe, lui prodigue les caresses et les récompenses, et, s'il est assez riche pour cela, lui monte sans retard un magasin de droguerie, attendu qu'en Egypte, et en particulier à Alexandrie, tous les bourgeois arabes sont droguistes; s'il n'est pas assez riches, il l'installe dans son propre magasin. Cela fait, de manière ou d'autre, il s'agit de marier le jeune prodige, et c'est à quoi songe dès lors, en effet, un père prévoyant.
La mère est aussitôt avertie des projets paternels, qu'elle approuve nécessairement; sur l'ordre de son époux et maître, elle bat la ville à la recherche d'une épouse digne de son fils, vantant partout, avec une exagération toute maternelle, la sagesse, les talents et la piété du jeune sujet, ayant soin d'insister sur ce point important qu'il sait le Coran par coeur, ce qui est généralement vrai; mais y comprend-il quelque chose? il ne faudrait pas en jurer.
Elle n'agit pas seule dans cette campagne. Dès qu'elle a reçu de son mari communication de ses projets pour l'établissement de leur fils commun, l'excellente dame va trouver deux de ses amies intimes auxquelles elle explique la situation et qui l'accompagnent dans son expédition, laquelle peut s'étendre assez loin et se prolonger assez longtemps.
Enfin, la jeune fille est trouvée: c'est une jolie fillette de douze à treize ans, dont le père est un riche bourgeois, bon musulman et ce qui s'en suit. Le père et la fille sont aussitôt mis au courant des perfections du jeune homme, surtout de l'état de sa fortune, ce qui les intéresse bien davantage, et voilà l'affaire emmanchée.
Le soir même, mis au courant de la situation, le père du garçon se rend chez le père de la fille pour formuler la demande officielle. On s'entend aussi sur les préliminaires, puis les conditions sont débattues en présence de quelques témoins amis des deux parties, conditions qui se résument, en définitive, dans la fixation du montant de la dot à payer par le mari. Ensuite, on arrête le jour des noces, qui sera de préférence la veille d'un lundi ou celle d'un vendredi, jours de bon présage.
Tout cela se passe en dehors et à l'insu du jeune homme, qui n'en est averti qu'après que les deux familles sont tombées d'accord, et qui n'a qu'une seule chose à faire dans la circonstance: acquiescer à tout, le Coran, qu'il a appris par coeur, lui prescrivant d'obéir aveuglément à ses parents, c'est à dire à son père.
Lorsque tout est convenu, les deux mères, accompagnées de quelques amies intimes, se rendent chez toutes leurs connaissances pour les inviter aux noces de leurs enfants; de leur côté, les deux pères adressent à leurs relations des billets d'invitation en vers et écrit en lettres d'or!
Le grand jour arrive enfin. Dès le matin, les deux familles (les hommes seulement, car les femmes ne sont pas admises à ces réunions) se réunissent dans la maison du père de la fiancée, avec quelques parents invités privilégiés. Le contrat, lu par un cheik, est présenté aux représentants des deux fiancés, qui le signent sans que ceux-ci aient été entendus ou même consultés. Alors on boit du sirop à la santé des deux époux, et le pacte est conclus.
Ces formalités accomplies, on quitte la maison. Les bagages, le mobilier, si l'on peut dire, de la fiancée est distribué sur une vingtaine de chars, portant trois ou quatre objets chacun, et le cortège s'ébranle dans la direction, ou à peu près, de la maison des nouveaux époux. Il est précédé d'un corps de musique arabe, qui consiste en deux tambours portés par deux personnes et battus par une troisième et deux clarinettes. Après avoir parcouru le plus grand nombre de rues possible, on arrive enfin à la maison du mari, les chars sont déchargés et le mobilier de la jeune épouse installé dans sa nouvelle demeure.
A midi, on voit s'élever devant la maison une grande tente ornés de lustres et d'autres appareils d'illumination; par terre sont placés, tout autour de la tente, des dekkeh (espèces de bancs); au milieu s'installent les musiciens, armés, l'un d'un violon, l'autre d'un oud, celui-ci d'une flûte, celui-là d'un petit tambour, cet autre du seul instrument dont la nature l'a pourvu; les uns chantent, les autres jouent de leurs instruments, et tous ces virtuoses s'accordent comme ils peuvent.
Cependant les invités commencent à arriver, par groupes plus ou moins nombreux; lorsqu'ils sont tous réunis, on les introduit dans une pièce de la maison où le repas est servi, et tous alors, assis sur leurs talons à la mode arabe, les manches retroussées, se mettent à manger en s'aidant tout bonnement, pour porter les aliments à leur bouche béante comme un soupirail, de la fourchette de la nature. En moins d'un quart d'heure, l'affaire est réglée, et chacun se retire.
Vers trois ou quatre heures de l'après-midi, les parents, accompagnés de quelques amis, vont chercher la fiancée pour la mener à la maison de son époux. Le cortège se forme à sa porte. La musique premièrement décrite tient la tête, les invités marchent en ligne sur les deux côtés; enfin paraît la fiancée, s'appuyant sur deux jeunes femmes: toutes trois sont enveloppées d'une sorte de moustiquaire, d'un réseau fin et transparent, tenu par un homme à chaque coin; le cortège est fermé par les femmes invitées à la cérémonie. Entre les deux colonnes d'invités du sexe fort, qui viennent immédiatement après la musique, il règne un espace vide: cet espace est occupé par le khawal*, danseur habillé en femme, le visage rasé en conséquence, et qui chante en dansant au son des instruments qui le précèdent, accompagné en outre des cris d'enthousiasme des invités.
Quant aux femmes, elle ne cessent de proférer, tout le long du chemin, des lolo lolo répétés une vingtaine de fois, qui constituent leurs exclamations de joie les plus exaltées. 
C'est dans cet appareil que la fiancée est conduite  à sa nouvelle demeure. Le soir venu, on se rend à la mosquée, où l'on fait quelques prières pour le bonheur des nouveaux époux.
A la suite de ces prières, le cortège part de la mosquée. La même musique enragée le précède, ensuite vient le zekr, qui se compose de cheiks priant à haute voix en agitant la tête en avant et en arrière; puis le fiancé, habillé de neuf et précédés d'une vingtaine d'amis portant chacun un phare et formant colonne de chaque côté comme les invités dans le cortège de la fiancée; au milieu est toujours le khawal exécutant ses contorsions chorégraphiques.
Arrivés à la maison nuptiale, le cortège fait halte, et le mari opère son entrée, tandis que son père jette par-dessus sa tête de petites pièces de monnaie que les fakirs et les gamins se disputent en se bousculant les uns les autres. Cependant l'époux est attendu dans la chambre nuptiale, brillamment ornée, où, dès qu'il est entré, les femmes lui présentent sa jeune épouse, dans tout l'éclat de sa beauté et du luxe déployé dans un si beau jour pour lui faire honneur.
C'est alors seulement  qu'il la voit; jusqu'à ce moment, il n'a pu même soupçonner la couleur de ses yeux.
Les femmes se retirent, laissant les deux époux en présence... Cette première entrevue ne peut durer plus d'un quart d'heure, au bout duquel le mari doit être de retour auprès de ses amis.
Toute la journée du lendemain est consacrée aux chants et à la danse, et avec elles se terminent les réjouissances du mariage qui vient d'être consommé.
Mais si les époux ne se convenaient pas, c'est à dire si la jeune épouse ne plaisait pas, vérification faite, à son mari, ce dernier aurait toujours la ressource du divorce, complément indispensable des lois qui règlent le mariage musulman; si, au contraire, elle lui plait, il n'y a toutefois pas à craindre que sa passion pour elle prenne des proportions inquiétantes: de même, il n'y a pas d'exemple qu'une femme arabe soit devenue folle, si ce n'est de jalousie, d'un mari ainsi obtenu.

                                                                                                                           A. Bitard.

Journal des Voyages, dimanche 24 avril 1887.

* Nota de Célestin Mira:

Cortèges nuptiaux.






* Khawal: Les femmes avaient interdiction de danser en public, aussi des hommes efféminés travestis prenaient leur place.






lundi 26 février 2018

Le dernier janissaire.

Le dernier janissaire.


Sait-on qu'il existe encore à Alger un des célèbres janissaires qui composaient la garde du Dey d'Alger, Hussein, et défendirent la ville contre les troupes françaises en juillet 1830?
Bien qu'âgé de 95 ans, Mohamed-ben-Abdéraman (c'est ainsi qu'il se nomme) a conservé une étonnante lucidité d'esprit et une grande fraîcheur de mémoire; il se souvient fort bien de la prise d'Alger en juillet 1830, ainsi que des événements dramatiques qui se déroulèrent en cette ville.


Mohamed ben Abdéraman,
le dernier janissaire presque centenaire
.

On connait par les historiens les diverses péripéties du siège, on ignore ce qui se passait à l'intérieur de la ville pendant le bombardement. Mohamed-ben-Abdéraman, a bien voulu les relater pour nos lecteurs:
Je suis né à Smyrne en 1812, nous dit-il. A 16 ans, je fus embarqué comme mousse sur un corsaire qui faisait escale dans notre port; je visitai la Grèce, la Turquie et, après un court séjour à Constantinople, je vins à Alger où, grâce à la recommandation de l'Agha Efendi, j'entrai au service du Dey comme janissaire, et je fus caserné à El-Khedina, aujourd'hui rue Medee. J'y étais depuis 18 mois lorsque la France nous déclara la guerre.
Le Dey fit aussitôt avertir les beys et cheicks d'avoir à se tenir prêts à lui venir en aide.
L'Agha-Efendi (ministre de la guerre) fit placer des canons sur le port; mais négligea de fortifier la ville du côté de la terre.
Dès le mois de mars, on avisa les Kabyles et les Arabes de s'armer et d'accourir à la capitale aussitôt que deux coups de canon, tirés d'Alger, signaleraient l'approche de la flotte française.
Moi-même, je portais un avis de ce genre aux Kabyles des environs de Blidah. Quelques semaines après, deux bricks français s'échouèrent sur la côte, les équipages comprenant 150 hommes, furent capturés par les Kabyles qui en égorgèrent 80 et conduisirent les autres à Alger.
Comme ils entraient dans la ville, la foule vint à leur rencontre criant: "Victoire aux Musulmans! Honte aux Roumis." Puis elle voulut les maltraiter. Avisé de ces faits, le Dey m'envoya avec 20 janissaires pour protéger les prisonniers. A coups de bâtons, nous fîmes circuler la foule. Derrière les Français, dépouillés de leurs vêtements, suivaient les mulets porteurs de paniers et de sacs contenant les têtes coupées des malheureux naufragés. Quand les meurtriers kabyles furent arrivés à la Casbah, Hussein leur fit remettre 500 piastres pour chaque tête; on rangea celles-ci au milieu de la petite place qui précède le palais et la foule cracha sur ces têtes, en criant des injures, puis s'en servit comme de boules qu'elle roula dans la boue; indigné, le consul de Sardaigne acheta ces têtes et les ensevelit.
- Et les Français survivants, qu'en fit-on? demandai-je.
Les survivants, répondit Mohamed, on les conduisit à la Taberna, vaste prison où on les enferma après les avoir revêtus d'habits d'esclaves.
Cependant, notre situation, à nous janissaires, devenait précaire; depuis que les Arabes étaient en nombre dans la ville, ils ne nous craignaient plus, et quand ils nous rencontraient dans quelque ruelle, ils nous rossaient avec autant d'énergie que nous en mettions à les battre quand nous étions les maîtres.
Ces querelles intestines rendaient Hussein-Pacha fort soucieux.
- Si nous subissons un échec, disait-il, les Arabes nous massacrerons.
Un matin, le bruit courut que l'on apercevait la flotte française. On monta sur les terrasses; les deux coups de canon donnèrent le signal convenu, on envoya des messagers à cheval dans toutes les provinces de la Régence.
Moi, je me rendis au fort l'Empereur, près d'El-Biar; c'était le matin, le soleil venait de se lever et j'apercevais très bien à plusieurs milles en mer la flotte française qui croisait devant nos côtes; elle défila un moment devant la ville puis se dirigea vers Sidi-Ferruch, où les troupes devaient débarquer.
Avisé de ce fait, Hussein envoya l"Agha-Efendi défendre les hauteurs de Staouëli. Il y eut là au moins 40.000 hommes. Le bey de Constantine en amena 12.000, celui de Tittery, une dizaine de mille; le chélif du bey d'Oran, 6.000; les chefs kabyles, 11.000; l'Amin des Mussali, 4.000, puis la garde turque.
Je dus rester à la Casbah auprès du Dey qui était très inquiet et voulait avoir ses gardes du corps autour de lui.
C'est là, à la Casbah, que nous apprîmes la défaite des nôtres par suite de la désertion des Kabyles.



Débarquement de l'infanterie française dans Sidi-Ferruch.

J'assistais à l'arrivée des fuyards qui courraient affolés à travers les rues en criant:" Escher Allah! Sutor Robli! Qu'allah ait pitié de nous, nous protège!"
Je m'attendais d'un moment à l'autre à voir entrer les Français en ville pour nous égorger mais ils ne poursuivirent pas leur victoire ce jour-là plus avant que Staouëli.
Hussein, notre maître, très accablé, convoqua ses ministres, ses officiers, ses ulemas, et, à la suite de cette délibération, décida de mettre le fort de l'Empereur en état de défense;
Pendant ce temps la flotte française bombardait la ville*. On n'y était plus en sûreté; de tous côtés on entendait siffler les projectiles, les maisons s'écroulaient, la population était affolée, les femmes pleuraient, les notables venaient à la Casbah implorer le Dey pour que l'on fit la paix; les Juifs abandonnaient la ville pour se réfugier dans la montagne où les Turcs en massacrèrent en grand nombre.
Dans l'après-midi, nous entendîmes une explosion épouvantable, en même temps qu'une nuée de pierres d'abattait sur la ville. L'Agha Hessenatchi ne pouvant défendre le fort l'Empereur venait de le faire sauter.
La terreur dans Alger fut à son comble; une clameur effroyable s'éleva dans les rues, les personnes blessées poussaient des cris de douleur. Sur les terrasses, les femmes et les enfants imploraient Allah; les notables revinrent à la Casbah supplier Hussein de faire la paix, mais il refusa disant qu'il se ferait sauter avec toute la Casbah plutôt que de se rendre. 
Cependant, il finit par céder aux instances de son entourage, il envoya au maréchal Bourmont un parlementaire que j'accompagnai.
Le maréchal répondit que le Dey n'avait qu'une chose à faire, se rendre sans conditions.
Nous allâmes lui porter la nouvelle qui le jeta dans une grande colère, mais, après plusieurs pourparlers, il dut se rendre. Nous étions vaincus; c'était fini! Barka!!
Le lendemain, à 9 heures du matin, nous entendîmes les musiques de l'armée française* qui pénétrait dans la ville par la Porte-Neuve.
C'était la première fois qu'une armée étrangère entrait dans Alger.
Les esclaves, dont on avait brisé les chaînes, purent se rembarquer pour rejoindre leur patrie, les matelots et soldats des deux bricks échoués rentrèrent dans l'armée. Enfin les juifs, qui la veille, étaient traités en parias et qui n'avaient pas le droit de porter des vêtements de couleurs, se vêtirent d'étoffes voyantes, de calottes rouges et parcoururent joyeux les rues en criant:
"Youdi m'serach." Les Juifs sont libres! "Viva les Francis." Et, à leur tour, ils se mirent à rosser d'importance les Arabes qui jadis les rossaient. Ah! Les temps étaient bien changés!
Nous qui battions les Arabes, lesquels battaient les Juifs, nous fûmes roués de coups par les Arabes et à la fois par les Juifs. Le Turc, et particulièrement le janissaire était pour eux l'ennemi.
La situation serait devenue pour nous intolérable si le maréchal Bourmont n'y avait mis ordre. Depuis ce temps, conclut le vieux janissaire avec un sourire amer, nous sommes vos sujets. Allah l'a voulu. Que sa volonté soit faite. Et sur ce mot, qui résume bien le fatalisme oriental, se termina notre entretien.

                                                                                                                                       Guy Peron.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 28 juillet 1907.

* Nota de célestin Mira:








Entrée des troupes françaises dans Alger par la Porte-Neuve.

dimanche 25 février 2018

Ceux de qui on parle.

M. James Gordon Bennett.


Fils du fondateur du New-York Hérald, lui-même directeur de ce journal, M. Gordon Bennett est un Américain émigré en France. Il ne se montre guère dans la capitale des Etats-Unis que tous les deux ans, mais il correspond régulièrement par câble avec son sous-directeur et ne se désintéresse pas un instant du Hérald.
En même temps, il s'occupe à Paris de la publication de l'édition européenne de ce même journal*. L'édition européenne n'est pas la traduction de l'autre; elle est faite des informations reçues directement à Paris de tous les points du globe, avec une rapidité déconcertante.
D'autre part les bureaux de Paris servent d'agence pour transmettre aux services de New-York les nouvelles d'Europe.
Le retard de l'heure de l'Amérique sur la nôtre facilite beaucoup cette correspondance: un télégramme adressé à Paris à cinq heures du matin arrive encore à temps à New-York pour le journal du même jour.




C'est un administrateur fort habile que M. Gordon Bennett. Il a été à bonne école. Son père, après avoir été comptable, puis "typo" avait fondé le Herald qui dut sa réussite à la rapidité avec laquelle il fut toujours informé.
Cet exemple entraîna les autres et c'est grâce à Gordon Bennett le père que les journaux rivalisent aujourd'hui pour nous donner tous les jours des nouvelles sensationnelles. Certains même, pour être plus sûrs d'arriver les premiers, répandent leurs informations au hasard, quittes à publier ensuite les démentis qu'ils reçoivent.
Gordon Bennett fit faire à son fils des études sérieuses et lui apprit de bonne heure les secrets de son métier.
Son père étant mort en 1872, M. James Bennett prit la direction du New-York Herald. Il avait alors trente-deux ans. L'importance du journal ne fit que s'accroître. Les bureaux en furent transportés dans un palais décoré, entre autre beautés, de statuettes de hiboux, dont les yeux, la nuit, s'éclairaient électriquement. C'est de l'art américain*.
De temps en temps un grand coup de bluff attirait l'attention des deux continents sur le Herald et son directeur. C'était les Irlandais, en proie à la famine, que M. James Gordon Bennett se chargeait de nourrir à ses frais. C'était la ville de New-York à qui il faisait don du "Bois de Bennett" qui domine l'Hudson et dans lequel sera érigée la statue de son père. C'était Stanley qu'il envoyait en Afrique, ou la Jeannette qu'il expédiait au Pôle Nord*.
L'exemple de ces expéditions lui avait été donné par son père qui, dès 1869, avait déjà envoyé Stanley, alors un de ses reporters, à la recherche de Livingstone. Mais toutes ces missions ne furent pas également heureuses: on connait la triste fin de la Jeannette. Ce genre de réclame coûte parfois fort cher à ceux qui s'y prêtent, mais il est d'un excellent rapport pour ceux qui les lancent.
A l'occasion, M. Gordon Bennett fait lui-même de longues croisières dans la Méditerranée ou dans la mer du Nord. A Trouville, comme à Nice, tous les sportsmen et tous les snobs connaissent son yacht la Namouna*. Ils en connaissent aussi le patron, gentleman rompu à tous les sports, répandu dans tous les salons, amateur d'art et de littérature, en un mot le type accompli du journaliste arrivé- arrivé... de naissance.

                                                                                                                        Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 21 juillet 1907.

* Nota de Célestin Mira:



The New-York Herald Building in New-York en 1908.
Le bâtiment fut démoli en 1921.



The New-York Herald à Paris 


* La Jeannette périt, en 1881, au Pôle Nord en cherchant un passage entre l'Océan Pacifique et l'Océan Atlantique. Le bateau, et ses trente-trois membres d'équipages, fut piégé par les glaces et dériva pendant près de deux ans avant d'être broyé et de couler au large de la Sibérie. L'équipage a été en partie sauvé en traversant la banquise, le commandant De Long responsable de l'expédition et vingt de ses hommes y laissèrent leurs vies. 






* La Namouna:  On the yacht "Namouna", Venice, 1890, par Julius L. Stewart.



Une actrice qui devient baronne.

Une actrice qui devient baronne.

La belle Elfride, une des actrices les plus en vue du monde théâtral allemand, va se marier.
Il y a quelque temps, elle avait fait la connaissance d'un aristocrate de grand nom, le baron von Bohlen. Ce fut le coup de foudre de part et d'autre. Mais la mère du baron ne voulait pas entendre parler de mésalliance. Elle rêvait pour son fils un mariage riche comme celui que fit une année auparavant son fils aîné qui a épousé comme on le sait, Berthe Krupp*, la fille du Roi des canons. Elle a donc opposé un véto formel, et les deux amoureux ont dû se séparer. Alors l'actrice a écrit une lettre à la veuve de Krupp, lui dépeignant son amour pour le jeune baron, et l'a priée d'intervenir en sa faveur.
Mme Krupp, touchée par cette lettre, s'est rendue auprès de Mme von Bohlen, et a réussi à vaincre ses résistances. Et voilà comment une petite comédienne deviendra sous peu baronne von Bohlen et belle-sœur de la plus riche héritière d'Allemagne.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 14 juillet 1907.

* Nota de célestin Mira:


Bertha Krupp von Bohlen.




Gustav Krupp von Bohlen.

samedi 24 février 2018

Mesdames, défendez-vous contre les pickpockets.

Mesdames, défendez-vous contre les pickpockets.


Une haute personnalité féminine de Paris, que sa modestie nous interdit de nommer, revient de Londres où, dans un but de relèvement social, elle a exploré les bas-fonds de la cité britannique. Ayant sollicité d'elle une interview, nous allons, pour les lectrices de Mon Dimanche, condenser ici quelques-uns des points de notre conversation les plus susceptibles d'avoir une portée pratique: la défense contre les cambrioleurs de nos poches. -Laissons-lui la parole:
- A Londres, comme à Paris, c'est surtout dans les grands magasins, dans les agglomérations élégantes, dans les rassemblements, que les professionnels du vol à la tire opèrent.
Comme on ne peut tout de même pas s'abstenir de faire des achats ou de traverser la rue, force nous est donc de composer avec le mal. Le mieux est de se tenir constamment sur ses gardes, lorsqu'on est pris dans la foule, de se défier surtout des femmes. Retenez bien ceci, deux axiomes vont résumer ce qui fait l'objet de notre conversation.



Les femmes savent adroitement
endormir l'attention des policemen
.

Le premier est un dicton familier sur les lèvres des policiers londoniens, le voici: Une habile femme pickpocket ne peut pas être prise. Le second est la sentence favorite de tous les pickpockets de l'univers: Rien n'est plus facile à détrousser qu'une femme.
Mes promenades à travers les prisons des femmes de la capitale britannique m'ont été surtout profitables.
La plus troublante des "pensionnaires" de la justice qu'il m'ait été donné d'approcher, Edith W..., ravissante jeune fille de vingt ans, m'a dénoncé quelques-unes des règles de son art.
Rien n'est plus facile, me dit-elle, que de glisser la main dans la poche d'une jupe pour retirer subrepticement le contenu. Les hommes qui se spécialisent dans cette délicate opération ont été nommés "plongeurs" dans leur argot. Il en est de fort adroits. Jamais, pourtant, ils n'atteindront à la dextérité de la femme pickpocket. Leurs doigts s'embarrassent souvent dans les taffetas d'un jupon; ils n'ont pas le flair; ils hésitent et sont obligés de tâtonner. la femme a l'instinct de la robe, elle devine tout de suite l'emplacement de la poche; physionomiste elle saura d'instinct que son élégante et éphémère "cliente" a adopté tel système de préférence à tel autre, et elle en profite instantanément.
C'est à la chute du jour, le ciel s'assombrit et nous sommes menacés d'une averse imminente. La foule qui, tout à l'heure circulait paisiblement se réfugie sous un lieu couvert comme les colonnades de la rue de Rivoli. 



Les jours de pluie sont les plus favorables aux pickpockets.

Sous l'affolement général, une dame élégante va de droite à gauche, s'efforçant de guetter le passage d'un fiacre qui la ramènera chez elle. Elle a relevé ses jupes pour éviter la boue; on voit bailler la fente de sa poche. Instantanément, une femme qu'elle frôle sur son passage glisse la main dans la fente, saisit le porte-monnaie et en passe le contenu à un paisible gentleman qui se tient à sa droite. le tour est joué! Enfin la dame aperçoit une voiture, hèle le cocher et disparaît sans se douter qu'on vient de la dévaliser.
On opère avec autant de facilité dans les marchés, dans les magasins ou dans les kermesses. Par une délicieuse ironie, les ventes de charité où se presse une aimable cohue de désœuvrés, sont surtout "charitables" aux "plongeurs". Edith W... m'avouait n'en être jamais revenue bredouille. Souvent, il lui arriva de rencontrer une dame aux abois qui annonçait avoir perdu sa bourse. Si d'aventure cette dame paraissait peu fortunée, Edith apitoyait aussitôt l'entourage et faisait discrètement une quête. les sous et les pièces d'argent affluaient en peu d'instants dans sa main diligente. 




Attention, mesdames, aux fausses quêteuses. 

Inutile de dire qu'Edith s'empressait de détaler avec toute cette monnaie dès qu'elle en trouvait l'occasion.

L'ABC du métier.

Les bourses et sacs à main sont une proie désignée à tout adroit opérateur. La croyance généralement répandue que l'argent est plus en sûreté dans ces récipients que dans les poches est des plus erronées. Les "vols à l'esbrouffe" consistant à bousculer la personne à dépouiller ont vite raison de la faible résistance de la main qui tient l'objet. Souvent il suffit d'une tape légère, l'élégant maroquin glisse des doigts et on le récupère.
Ne vous fiez pas aux fermetures de sacs. Aucun système ne saurait résister à l'action d'un pickpocket habile. Une serrure solide tient seule en échec le plus malin des malfaiteurs. Si donc, une femme veut être à l'abri de leurs tentatives, qu'elle porte son argent dans un sac à main fermé d'une petite serrure et qu'une courroie de cuir fixe ce sac à son poignet. Qu'elle se promène avec cet appareil à travers la foule, les pickpockets invisibles qui ne manqueront pas de s'agiter mystérieusement autour d'elle se dirigeront bientôt vers des parages moins cléments: ils ont expérimenté trop souvent qu'il n'y avait là rien à faire pour eux.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 14 juillet 1907.

Nota de Célestin Mira:


Arrest of a pickpocket. 1900.




Bertha Liebbeke, pickpocket, 1903.

vendredi 23 février 2018

Les aristocrates sur les planches.

Les aristocrates sur les planches.


"Noblesse oblige", dit le proverbe. Oblige-t-elle à mourir de faim quand, par manque de sollicitude de ses aïeux, brouille de famille, revers financiers, l'héritier d'un nom illustre doit songer sérieusement à redorer, moins son blason, que l'intérieur de son porte-monnaie.
Autrefois, tout fils de noble avait strictement le choix entre deux carrières: celle d'officier ou celle d'ecclésiastique; toute fille, entre le couvent ou un mariage de convenance. Mais, de nos jours, les goûts, les aptitudes, les hasards de la vie ne s'accommodent pas tous de ces obligations, force est aux aristocratiques prolétaires de chercher dans des occupations quelque peu décriées jadis le gain du pain quotidien. Nous avons donc vu un authentique prince de Broglie mésallié, renié par les siens et devenir successivement terrassier, maçon, ouvrier dans une fabrique d'automobiles, serrurier, peintre en bâtiments, garçon de café, pour diriger finalement l'orchestre dans un music-hall londonien, tandis que, sur la scène, la princesse de fraîche date, roucoulait les récentes productions des chansonniers.


Cochère et femme de lettres.

L'une de nos plus fringantes et plus littéraires "cochères" est actuellement Mme Lutgen, ex-comtesse du Pin de la Guérinière*, qui, ne pouvant plus se pelotonner dans le capitonnage d'un coupé de maître, se dédommage en trônant sur le coussin moins rembourré du siège d'une voiture de place. Elle écrivit ses mémoires avec une assurance qui fit dire à l'un de nos confrères: "Il n'y a que le "fouet" qui sauve!"
Un mari tout trouvé pour la distinguée "collignonne" aurait été ce conducteur de "sapin"* viennois, qui cachait, sous le pseudonyme quelque peu connu de Martin, la descendance d'une des plus grandes maisons figurant à l'armorial de France, réduite à la misère par la Révolution. Plus modeste, plus "chevaleresque" que sa très parisienne camarade, il enfouissait son altière naissance, représentée par un vieux parchemin, dans la paillasse de son lit d'infortune: "On ne pourra pas dire, soupira son testament, que je n'ai pas mené la vie à grandes guides."
A Odessa, la police enquêtant sur un vol de quelques roubles, dont a été victime une malheureuse gagnant hebdomadairement 3 fr. 75 à servir les maçons, découvre le véritable état civil de la plaignante. Ce n'est ni plus ni moins qu'une princesse russe, adulée, en son temps, à la Cour impériale pour sa beauté, l'éclat de ses toilettes, et qui gâche du plâtre, ayant gâché sa vie. Son frère, "dans la limonade", vend du coco, les soirs de représentation, devant le théâtre de Saint-Louis aux Etats-Unis.
La noblesse autrichienne abonde en déclassés de cette nature, auteurs ou non de leur décadence. L'un, descendant par sa mère d'une famille princière, s'est fait renvoyer pour inconduite, du régiment dont il était le plus brillant officier. Il part en Amérique chercher fortune comme tant d'autres, et nous le retrouvons au service d'un fermier, poussant la charrue dans les plaines infinies de l'Etat de New-Jersey. Sa paye reçut, il la boit jusqu'au dernier "cent" dans les cabarets de bas étages, puis la bourse et l'estomac vide, il se remet au travail.
Que ne suit-il l'exemple de cet habile raccommodeur de montres qui, né dans un château de Thuringe, possesseur de vastes domaines et de riches mines de cuivre, s'exila, spéculateur malheureux, jusqu'à la Nouvelle-Orléans. L'odeur des plats l'attire, faute des plats eux-mêmes; et il entre comme "plongeur", pour les profanes comme "laveur de vaisselle", dans un "bouillon"* tenu par un Français. Sa conduite exemplaire lui vaut de chaleureuses recommandations; un bijoutier en fait son commis, l'initie aux réparations d'horlogerie, facilite son établissement à New-York. A présent, ouvrier expert, peinant dix heures par jour, il ne désespère pas de reprendre, dans son pays natal, son rang et sa dignité. Voilà ce qui s'appelle ne pas "manquer de ressort"
Son compatriote, le marquis de Urcheo, débuta comme apprenti plombier à raison de douze sous par jour. Pendant ses soirées, il suivait assidûment les cours de physique. Bientôt, il devint une adresse telle dans la fabrication des verres pour instruments scientifiques qu'il y amassa une petite fortune d'abord, puis la possibilité de redevenir M. le Marquis, comme devant, marquis très libéral, du reste, n'oubliant jamais, en face d'un ouvrier, que le travail fut sa première noblesse.


Californie, tu n'es pas le Pérou!

San Francisco a beau être la première ville de la Californie, il ne porte pas chance aux souverains nègres qui commettent l'imprudence d'y élire domicile. Celui de Kibanda, chassé par ses sujets révoltés, s'était réfugié à bord d'un navire américain où, de grade en grade, il devint cuisinier, avec une liste civile de 75 francs par mois. Mais de si brillantes situations sont peu durables et rares. Sa Majesté fut trop heureuse de troquer sa couronne contre un chapeau haut-de-forme déplorablement "accordéonesque", son manteau royal contre une loque brodée de trous et constellée de taches, et ses gardes du corps contre un peloton de "lanciers"* chargés du balayage des rues. Sisovath n'est plus le seul souverain exotique a posséder un corps de "balai".
En Amérique, l'aristocratie de l'argent prime, naturellement, celle de la naissance. A ce compte, il mérita, momentanément, la première noblesse transatlantique, ce John Stell, de la ville de Franklin (Pensylvanie), qui mourut en janvier de l'année dernière, simple commis-libraire, après avoir gaspillé un modeste pécule de 15 millions de francs en sept mois. Pendant deux cent dix jours, on l'avait vu parcourant les rues avec des billets de banque cousus à sa jaquette, à son pantalon, doublant la coiffe de son chapeau, s'échappant en paquets de ses chaussures. Il donnait 25 francs pour faire cirer ses bottines, 50 francs pour se faire raser. Ses pourboires variaient entre 25 et 50 francs. Un jour il achète une maison et la rend le lendemain, gracieusement, au vendeur; content d'avoir été conduit à son idée par un cocher de fiacre, il achète cheval et voiture au loueur et en fait cadeau à l'automédon; dans un hôtel il paye tout le champagne disponible et prend un bain dans le mousseux liquide.
Voyait-il passer une jolie fille, il lui offrait, en témoignage de son admiration, un chèque de 500 francs. Rien d'étonnant qu'il se réveilla un beau matin, sans un rouge liard dans son gousset et qu'il fut contraint de tenir les comptes des livres vendus chez un bouquiniste. Juste châtiment de celui qui avait si mal tenu ses livres de comptes.
Un seigneur roumain, le prince Wolzoka, a épousé l'étoile d'un cirque ambulant, et, devenu écuyer à son tour, sollicite les hautes fonctions de directeur.

Noblesse de Rampe.

L'art ennobli ses dignes représentants. Pourtant, il est au moins curieux de rechercher combien, sous le pseudonyme du comédien, de la comédienne, se dissimulent de noms à particules nobiliaires. Feu Lacressonnière*, premier rôle de tant de drames émouvants, se nommait véritablement Lesot de la Penneterie; Derval, longtemps artiste et administrateur du Gymnase, grand-père de Mlle Marie-Louise Derval*, de la Gaîté, et d'un jeune pensionnaire du Vaudeville, naquit Dobigny de Ferrière. Au Théâtre-Français, nous avons Mlle Berthe de Choudens; Mlle Cerny*, Mlle de Larapidie de Lisle; Mme Lara* mariée avec M. Autant l'architecte; Mlle Renée du Minil*, fille du colonel Seveno du Minil, et, enfin, M. de Féraudy*. 
En dehors de l'Opéra-comique, Mlle Emma Calvé* pourrait signer Mme de Roquer; Mlle Charlotte Wyns*, Mme Edmond de Bruyn. Aux Capucines, Mlle Marguerite Deval*, issue d'une famille de magistrats, s'il vous plait, est Mlle Brulfer de Valcourt; au concert, Mlle Paulette Darty* a droit au nom de Mme de Bardy; le prince Satan des Quatre-Cents coups du Diable, au Châtelet, M. Claudius*, signe, sur les registres de l'état civil, Maurice-Georges Jouet de Lancidais, et M. Lassouche*, l'irremplacé "queue rouge" des Variétés, baron Bouquin de Lassouche.
Aux héraldistes le soin d'authentifier le degré de noblesse de Mlles Cléo de Mérode, Emilienne d'Alençon, Liane de Pougy*; mais il est un titre indiscutable auquel a droit tout artiste couronné par le succès: celui de Princesse, de Prince... de la Rampe! Et ce titre là  en vaut bien un autre. Il est d'ailleurs digne de remarque que jamais autant que de nos jours, depuis que "la démocratie coule à pleins bords" on a eu tant de goût en France pour les titres nobiliaires. Reine des blanchisseuses, Reines des Halles Reines des Reines promènent à travers nos rues leur souveraineté bien intentionnée! Les chansonniers ont aussi leur prince. C'est le sympathique Xavier Privas de qui Mon Dimanche a publié le portrait charge.

                                                                                                                               V. Revel.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 14 juillet 1907.

* Nota de célestin Mira:






Ces jours-ci je hélai un cocher.
Elle était fort jolie, à ne rien vous cacher.
- Rassurez-vous lecteur, et vous aussi, chère
Lectrice, ce cocher était une cochère.
"Où allons-nous, patron?" demanda-t-elle. Et moi
J'eus envie, un instant, de répondre: "Chez toi"
etc...................
                                      Adolphe Willette.

* Un "sapin" viennois est est fiacre découvert, ainsi désigné parce que le bois de sapin entrait dans sa fabrication (d'après Alain Rey: Dictionnaire historique de la langue française):

Fiacre viennois.
Qui se souvient de ce fiacre monumental, de ce sapin, qui cahotait dans Paris aux jours de notre enfance? 1875. Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu'en 1870.
* Bouillon: restaurant où les portions semblent taillées par un disciple d'Hahnemann, où l'on paye la serviette, où la nappe brille par son absence, mais où les prix ne sont pas plus élevés qu'ailleurs. www.ruski-mat.net: Argot français de 1827 à 1907.

* Lancier: lancier du préfet: balayeur dans l'argot des faubouriens. Allusion au long manche des balais qui ressemble à celui de la lance des lanciers (Argot du peuple). www.ruski-mat.net: Argot français de 1827 à 1907.



* Lacressonnière:







* Marie-Louise Derval:







* Berthe Cerny de son vrai nom Berthe de Choudens:






* Mme Lara de son vrai nom de Larapidie de Lisle:






*Mlle Renée du Minil :





* Maurice de Féraudy:






* Rosa Noémie Emma Calvet dite Emma Calvé:



   


* Charlotte Wyns en 1906:






* Marguerite Deval est aussi la fondatrice du théâtre des Mathurins:







* Paulette Darty de son vrai nom Paulette Joséphine Combes:






* Claudius de son vrai nom Maurice Jouet de Lamiduet d'après 
http://dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net/fiches_bio/claudius/claudius.htm
et non Maurice Jouet de Lancidais ? 


Une lectrice m'écrit pour me faire part de ses recherches


Je lis toujours avec grand intérêt les notes personnelles que vous adossez à vos chroniques. Dans le cas de la présente chronique, vous ne demandez pas d'aide, mais une incertitude plane à la fin de votre texte, et je me propose de mettre un terme à ce questionnement. Il s'agit du patronyme du sieur Maurice Jouet. Maurice est né Jouet ni de Lamiduet, ni de Lancidais mais de Lanciduais, dixit, non son acte de naissance, mais la reconstitution de celui-ci. Parce que, vous n'ignorez sans doute pas, que pendant la commune de Paris, de nombreux édifices furent incendiés et entre autre, en mai 1781, et l'Hôtel de ville, et le Palais de Justice où se trouvaient les actes de l'état civil parisiens et le double de ces actes. Certains de ces actes furent reconstitués par des fiches qui peuvent être consultées, à la demande des personnes ou de leur famille et par chance pour nous, l'acte de notre homme en fait partie. Et c'est un plaisir pour moi, de le porter à votre connaissance.











* Caricature de Louis Lassouche de son vrai nom Louis Bouquin de Lassouche:





* Cléo de Mérode, Emilienne d'Alençon, Liane de Pougy, célèbres courtisanes de l'époque:


Cléo de Mérode.