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dimanche 31 décembre 2017

Les fiançailles à l'électricité.

Les fiançailles à l'électricité.

Les grands inventeurs, absorbés par leur travaux, n'ont pas, comme le reste des humains, l'habitude de réfléchir pendant des mois pour accomplir les actes ordinaires de la vie.
Le grand Edison devait traiter toutes choses à l'électricité. Voici du reste avec quelle extraordinaire rapidité il trouva une femme, lui fit sa cour et l'épousa.
Ses télégraphes étaient manipulés par une jeune employée, qui l'aimait d'une manière télégraphique.
Un jour, il eut une distraction dans ses travaux: il s'aperçut que sa télégraphiste était vraiment agréable et jolie. Il s'approcha et, se tenant derrière elle, s'en en être aperçu, il se mit à la regarder travailler. Il l'admirait ainsi sans se rendre compte du temps qui s'écoulait quand la jeune fille, se retournant brusquement, lui fit cette confidence:
"Monsieur Edison, je sais toujours quand vous êtes près de moi, je ne sais pas comment, mais je sens une impression extraordinaire, comme un fluide qui me baigne délicieusement."
Edison ne s'arrêta pas à de vaines explications. En quelques secondes, pendant le temps d'une étincelle électrique, son choix était fait. Il lui dit:
"Depuis quelque temps, je pense beaucoup à vous et si vous voulez de moi comme mari, je veux de vous comme femme;"
Un mois après le mariage était célébré.
Le fluide attractif avait fait des siennes dans les deux cœurs.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 2 juin 1907.

Le paradis des cyclistes.

Le paradis des cyclistes.

On sait que les moyens de locomotion mécanique ont pris en Amérique une extension considérable. La vogue remportée là-bas, dès ses débuts, par la bicyclette fut inouïe. Aujourd'hui encore, malgré les progrès de l'automobile, le "petit cheval d'acier" reste le sport favori des citoyens du nouveau monde.
Mais les routes des Etats-Unis sont loin de valoir les nôtres. Grossièrement pavées et cahoteuses, elles seraient inaccessibles aux cyclistes si l'on avait songé d'établir en bordure des voies soigneusement entretenues où seuls les cyclistes peuvent rouler. Toutes les grandes villes sont aussi pourvues de parcours qui leur sont spécialement réservés.
La plus curieuse de ces pistes est à coup sûr celle qui relie les cités de Pasadena et de Los Angeles, en Californie. C'est une voie cyclable aérienne établie sur des piliers en bois et qui offre l'aspect d'un pont interminable. Le parquet est fait de planches de sapin très "roulantes". Elle constitue une délicieuse piste de quinze kilomètres de long qui serpente à travers une campagne ravissante, à hauteur des branches d'arbres. Ni boue, ni poussière; et nul danger d'être écrasé. A chaque extrémité se trouvent des garages et des bars pour se rafraîchir. Quand vient la nuit, la route aérienne, éclairée de lampes électriques, est sillonnée de lampions lumineux, qui en font un spectacle féerique. Plus de cent mille cyclistes la fréquentent, moyennant un droit de dix cents (0 fr. 50) et la Compagnie qui a pris l'initiative de cette construction, amasse des bénéfices considérables.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 2 juin 1907.

La machine à mordre.

La machine à mordre.


Jusqu'où n'ira pas l'audace des malandrins et le génie inventif des escrocs! Au cours de l'été dernier, les Chambres de justice londoniennes furent saisies d'une quantité de plaintes émanant de gens qui avaient été mordus par des chevaux. Il semblait que ceux-ci, soudainement, fussent devenus enragés.
L'explication de ce phénomène ne tarda pas. Des malfaiteurs avaient eu l'idée originale de construire une pince en acier, une tenaille reproduisant la mâchoire du cheval. Munis de cet instrument, il s'approchaient d'un attelage momentanément abandonné par son conducteur. Alors, tandis que l'un d'eux excitait, en le piquant, un cheval, un complice, placé à la tête de l'animal, poussait des cris de détresse. Les passants s'attroupaient. Le gredin montrait son bras, serré dans la machine à mordre.
Un procès-verbal dressé, le propriétaire du cheval se voyait condamné à payer à sa prétendue victime de 200 à 500 francs de dommages-intérêts. C'est une Compagnie d'assurance contre les accidents qui découvrit cette fourberie.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 2 juin 1907.

jeudi 28 décembre 2017

De faibles femmes contre cent-mille Cosaques.

De faibles femmes contre cent-mille Cosaques.


L'attention du monde entier vient d'être appelée sur les femmes révolutionnaires russes, grâce au retentissant procès de l'une d'elles, Mlle Tatania Leontieff. On sait que cette jeune fille fut condamnée par la cour d'assises de Thoune (Suisse) à quatre années de prison, pour avoir tué à coups de revolver un touriste français, M. Muller, qu'elle avait pris pour le ministre russe Dournovo, célèbre pour sa cruauté. L'article très documenté que voici renseignera nos lecteurs sur la vie et les idées de ces héroïnes de la Révolution russe, dont on pourra ne pas approuver les méthodes d'action, mais dont on se saura se défendre d'admirer le courage, la noblesse et le désintéressement absolu.

Déjà, sous le règne de Nicolas 1er, sur cent mille serfs révoltés, déportés en Sibérie, les femmes comptaient pour plus d'un tiers. En 1819, dans une rébellion à Tchougouev, c'étaient les femmes qui entraînaient les Cosaques mutinés. Vingt-neuf d'entre elles furent fustigées et pas une ne demanda grâce! Un Cosaque ayant été battu à mort, sa vieille mère amena devant le corps les petits enfants du supplicié et, en présence des généraux qui avaient ordonné le châtiment, elle leur dit:
"Enfants, apprenez de votre père comment on meurt pour le bien de la communauté!"
Les intellectuelles russes ne montrèrent pas moins d'héroïsme. M. Amfitéatrov raconte qu'il a connu le général qui fit subir à la célèbre nihiliste Sophie Pérovskaïa son interrogatoire. Ce militaire avait déjà jugé un millier de révolutionnaires et les regardait tous du haut de sa fonction de magistrat, avec un mépris qui frisait l'indifférence, comme on considère un reptile vaincu qu'on broie sous son talon.
Cependant, de Sophie Pérovskaïa, il parlait toujours avec respect.
M. Amfitéatrov voulut pénétrer la raison de cette déférence anormale. Le général hésita longtemps avant de répondre, mais il finit par se confesser.
- Cette femme, dit-il, nous a fait trop sentir son mépris. Les autres nous haïssaient, mais, elle, nous a montré un dédain écrasant.
Le courage de l'enthousiasme, conscient de la grandeur de sa cause et son mépris pour l'ennemi n'ont pas abandonné Sophie Pérovskaïa, même devant la potence. D'ordinaire, les suppliciés, quel que soit leur courage en présence de la mort, quand ils arrivent devant l'échafaud pâlissent. Sophie Pérovskaïa devant l'instrument de supplice, rougit, comme la fiancée qui monte à l'autel; souriante et vermeille, elle offrit son cou au nœud homicide:

Belle, jeune, brillante, aux bourreaux amenés,
Tu semblais t'avancer sur le char d'Hyménée.

Elle mourut sans faillir un instant.




En 1874, le comte de Pahlen, ministre de la justice, fit un rapport sur le mouvement révolutionnaire et déclara que le succès de la propagande révolutionnaire provenait surtout du grand nombre de jeunes filles et de jeunes femmes qui se joignaient aux nihilistes. Sur vingt-trois groupes de révolutionnaires, cités par le ministre, six avaient des femmes pour leaders: Mmes Lechern von Herzfeld, Soubbotina, Zvetkova, Andréeva, Kolesnikova et Bréchkovskaïa.
Le ministre Pahlen citait avec effroi des familles qu'on pouvait considérer comme des piliers de la monarchie et dont tous les membres féminins étaient révolutionnaires. "Ainsi, se lamentait le ministre, la femme du colonel des gendarmes d'Orenbourg, Mme Golooucheva, non seulement n'empêchait pas son fils de participer au mouvement révolutionnaire, mais l'y encourageait et lui donnait des conseils. Une riche propriétaire du gouvernement de Koursk, Mme Sophie Soubbotina, non-seulement ne se contenta pas de faire elle-même la propagande révolutionnaire au milieu des paysans, mais entraîna dans le mouvement ses trois filles et sa pupille, Mlle Cholitov.

Les filles du ministre.

Des filles de généraux, Mlles Nathalie Aronfeld, Varvara Bationéhkova, Sophie Pérovskaïa, Sophie Lechern et beaucoup d'autres, ont quitté leurs familles et sont allées vivre au milieu du peuple, partageant ses travaux, dormant avec les moujiks, leurs camarades de travail, et, non seulement elles n'étaient point blâmées par leurs parents, mais trouvaient auprès d'eux approbation et sympathie.
Sur 778 révolutionnaires que le ministre Pahlen fit arrêter dans 37 gouvernements, il y avait 158 femmes. La vie de ces révolutionnaires, tant qu'elles étaient en Russie, se partageait entre la prison et la propagande. Lorsqu'elles ne sont pas incarcérées, elles font de l'agitation révolutionnaire; quand elles ne font pas de propagande, elles sont sous les verrous.
La biographie de Sophie Pérovskaïa est un roman fantastique, avec ses multiples arrestations, ses évasions, ses travestissements imprévus, ses travaux d'ingénieur dans les souterrains et ses apparitions subites aux points les plus opposés de la Russie! Cette histoire est celle de la plupart des femmes révolutionnaires russes. Leur ardeur dans la lutte pour la liberté et la souplesse qu'elles apportent dans la poursuite de leur idéal les rendent insaisissables et invincibles.
Le nihiliste Hartmann et ses compagnons avaient décidé de ne pas permettre qu'on perquisitionnât chez eux et, pour s'y soustraire, de faire sauter la maison au moment où les gendarmes y pénétreraient. Mais qui aura le courage d'allumer la mèche qui entraînera le suicide de tous les conjurés? D'un commun accord, l'on choisit Sophie Lechern pour cet office.
Sauvée, Sophie Lechern fut condamnée à mort, mais, au dernier moment, sa peine fut commuée en travaux forcés. Lorsqu'elle apprit que sa vie était épargnée, elle éclata en sanglots et demanda comment il se faisait qu'on ne la jugeait pas digne de partager le sort de ses compagnons Bradner, Antonov et Ossinski.

Plus forte que les hommes.

Les hommes, quelquefois, se sentaient las, changeaient d'opinion, réclamaient du repos ou capitulaient pour obtenir l'amnistie. Parmi les révolutionnaires femmes, le nombre de celles qui se sont rendues est si faible qu'on n'a même pas retenu leurs noms. Le fameux comité exécutif qui, en 1879, avait résolu la mort d'Alexandre II se composait d'hommes et de femmes, mais toutes ces dernières restèrent fidèles au programme jusqu'à le fin de leur vie, tandis que du côté masculin, il s'en trouva un, Léon Tikhomirow, qui demanda à rentrer en grâce, devint l'ennemi acharné de ses anciens frères d'armes et, jusqu'à ses derniers jours, fut dans la presse l'un des plus fermes soutiens de Pobedonostzev.
Parmi les femmes, cela se passe autrement; lorsque Mlle Koutitonskaïa s'est évadée du bagne sibérien, ce ne fut pas pour jouir de la liberté, mais bien pour aller frapper le général gouverneur Kiachevitch qui l'avait, avec d'autres femmes, fait fouetter quand elles étaient en prison.
Lorsqu'une femme révolutionnaire se sentait lasse de combattre, à bout de forces,  elle cherchait le repos dans la tombe. Le nombre de suicidées est considérable. En se vouant à la Révolution, la femme russe savait qu'elle marchait au devant de la mort prompte et inévitable, soit par la potence ou le bagne, soit par le suicide. Rien qu'en 1885 se sont donné la mort: à Genève, Mlle Sophie Bordina; à Berne, Mlle Eugénie Zavadskaïa; à Krasnoiarsk, Mlle Kolotilova; à Ieni-seisk, Mlle Lydie Klein.
Cette certitude de la mort prochaine n'arrêtait personne. Les places laissées vacantes se comblaient aussitôt, la sœur cadette succédait à l'aînée. Les annales de la Révolution russe enregistrent des dynasties de femmes révolutionnaires.
Enfin, c'est Sophie Bardina qui, la première, il y a un quart de siècle, a prédit à ses juges l'avènement de la Constitution: "Le jour viendra où notre société paresseuse et somnolente se réveillera, et alors elle aura honte d'avoir permis si longtemps qu'on lui arrache ses sœurs et ses filles et qu'on les tue parce qu'elles confessent des idées de liberté!... Poursuivez-nous, messieurs, vous avez la force matérielle, mais nous nous avons la force morale, la force du progrès historique, la force de l'idée... Et les idées ne peuvent être transpercées par les baïonnettes!..."

                                                                                                                   Michel Delines.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 19 mai 1907.

mercredi 27 décembre 2017

Ceux de qui on parle.

Gabriel Hanotaux.


Je ne sais si M. Hanotaux a jamais senti s'éveiller en lui une vocation quelconque, s'il en est ainsi, on doit lui rendre cette justice qu'il a courageusement refoulé ce sentiment fâcheux pour obéir en toute occasion aux injonctions de son heureuse fortune. Ce n'est pas lui qui s'obstinera, comme tant de pauvres imbéciles, à la poursuite d'une chimère. Compromettre sa bourse et sa santé pour l'achèvement de l'oeuvre à laquelle on a voué sa vie, c'est le fait d'un sot ou d'un homme de génie. M. Hanotaux appartient à une autre catégorie de l'humanité, à la plus nombreuse sinon la plus pittoresque, à la catégorie des gens qui ont pour principale préoccupation de mettre du foin dans leurs bottes.
Après avoir fait de bonnes études et obtenu le diplôme d'archiviste paléographe, M. Hanotaux fut nommé maître de conférences à l'Ecole des Hautes études. Attaché, peu de temps après, aux Archives des Affaires étrangères, il fut dans les ministères Gambetta et Jules Ferry, chef du cabinet du ministre.
Aussi cavalièrement qu'il avait quitté la science et le professorat pour l'administration, il quitta celle-ci, quand les temps propices furent révolus, pour la diplomatie: en 1885, il partait comme secrétaire d'ambassade à Constantinople et ce jeune secrétaire de trente-deux ans ne tardait pas à prendre l'intérim de l'ambassade.
Il ne le garda pas longtemps. Après avoir cherché, comme diplomate, à concilier la France et l'étranger, il rêva à travailler à la désunion des français; d'affreux cauchemars le hantèrent, pendant lesquels il voyait des hommes en blouse blanche l'enveloppant des pieds à la tête, d'affiches multicolores au milieu d'une galerie de spectateurs menaçants, gesticulants et hurlants... Il se réveilla député.
Les pouvoirs législatifs de M. Hanotaux durèrent trois ans, après lesquels il dut se remettre à la recherche d'une situation. La carrière diplomatique lui offrit de nouveau un refuge, mais cette fois, à Paris même. Ministre plénipotentiaire et sous-directeurs des Protectorats, puis directeur des Consulats et des Affaires commerciales. M. Hanotaux se tira d'affaire tant bien que mal, jusqu'au jour où ses électeurs consentirent à le réélire. Son étoile atteignait alors son apogée. Deux fois ministre des Affaires Etrangères, il accompagna Félix Faure dans le voyage qu'il fit en Russie et qui scella le fameux pacte d'alliance.
Mais tant d'heur et tant de gloire ne suffisaient pas à M. Hanotaux. Les palmes brodées de l'Institut le tentaient. Plus audacieux que ces estimables inconnus qui se glissent dans l'arrière-boutique de l'Académie des Sciences morales et politiques, le distingué ministre, s'avisant qu'il avait publié deux ou trois études historiques, jugea qu'une seule Académie était digne de le recevoir et il écrivit à son intention l'histoire de Richelieu. 



L'Académie française ne voulut pas être en reste de politesse: elle accueillit M. Hanotaux en 1897.
On n'arrive pas à ces hauts sommets sans se faire des ennemis. M. Hanotaux l'a appris. Il a même essuyé un coup de revolver que tira sur lui une main féminine. La dame était jolie, pourtant l'ancien ministre aurait préféré ne l'avoir jamais rencontré sur sa route...
Aujourd'hui, M. Hanotaux n'est plus ministre, ni député, ni diplomate, ni fonctionnaire. Il est simplement académicien. Il a trouvé enfin une situation sûre. Saura-t-il s'y maintenir?

                                                                                                             Jean-Louis.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 12 mai 1907.

Quelques réclames.

Quelques réclames.



Premières serviettes hygiéniques. 








Poire à lavement, utilisée aussi, sans le dire,
comme moyen de contraception.


Recommandé par la princesse de Galles.
Son excellence la comtesse d'Aberdeen à écrit que
 " la selle lui donnait entière satisfaction"!



 
Les pubs que vous ne verrez plus jamais, Annie Pastor, Hugo Desinge.

Comment on fait une agression nocturne.

Comment on fait une agression nocturne.


Les journalistes ont peut-être le travers de regarder avec un verre grossissant la moindre rixe et d'en faire une dramatique attaque nocturne. Mais la faute première en est au lecteur qui veut son "frisson quotidien".
Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait point d'attaques nocturnes, mais bien qu'elles sont plus rares qu'on ne le croit d'ordinaire et qu'en somme Paris n'est pas, à certaines heures, le pays où règnent en maître MM. les Apaches.
Les malfaiteurs se résument en trois classes: ceux qui marchent, ceux qui montent et ceux qui butent ou qui marchent à la dure.
Les premiers sont les voleurs qui circulent à la recherche d'un coup à faire, d'un objet à voler à un étalage ou dans une voiture; les seconds sont les cambrioleurs et enfin les derniers, ceux qui pratiquent parfois l'attaque nocturne.
Jadis on arrêtait le passant attardé et on lui demandait: "La bourse ou la vie!". Messieurs les Apaches ont dû renoncer à ces coutumes Régence qui, à une époque de sports à outrance et d'armes perfectionnés, ne sont plus pratiques.
La science de l'agression s'est perfectionnée comme toutes les autres sciences, et là, aussi bien qu'en mécanique, on a cherché à obtenir le maximum de rendement avec le minimum d'efforts. On y a réussi.
Malgré tout le rôdeur ne marche pas à la dure que lorsqu'il ne peut pas faire autrement, lorsqu'il est fauché, qu'il est sans un sou, c'est à dire lorsqu'une agression nocturne est la seule ressource qui lui reste pour se procurer ce qu'il appelle pittoresquement la croûte.


Un coup classique.

Plusieurs Apaches, avec lesquels je suis en excellents termes, un journaliste doit avoir des amis partout, m'ont donné sur la manière d'opérer, des renseignements d'autant plus précis, qu'ils avaient marché à la dure.
Pour aller faire un tour au serrage, lisez à l'attaque nocturne, il faut être sûr, d'abord d'avoir avec soi deux compagnons qui auront du sang (qui auront du courage). L'un d'eux prêtera la main à l'agression même, tandis que l'autre fera le gaffe (le guet).
Un coup classique, c'est le coup de la discussion, facilement plaçable à un ouvrier un peu brindezingue (ivre). On se tient tous les trois sur le bord du trottoir, et quand l'ivrogne passe, on lui adresse une réflexion désagréable, telle que: "Il a une sale tête, ce coco-là!". L'interpellé se rebiffe. On s'injurie, et l'un des rôdeurs s'avance menaçant, en disant:
- Je vais t'en mettre (je vais cogner). Pendant que l'ouvrier fait loyalement face à son agresseur, le second rôdeur passe derrière lui et lui porte le coup du Père François. A l'origine, le coup du Père François se pratiquait à l'aide d'un mouchoir dont l'assaillant tenait les deux extrémités, qu'il jetait autour du coup de sa victime et dont il se servait pour l'enlever de terre en la jetant sur son épaule à demi étranglé. Aujourd'hui, toujours le progrès, on a perfectionné et c'est le bras droit que le rôdeur passe brusquement au cou de l'attaqué, et à l'aide duquel il l'enlève de terre en se rejetant brutalement en arrière, tandis que sa main gauche venant saisir sa main droite, lui permet de serrer à volonté ce redoutable collier de force.
Si la pante va aux cris (se met à crier), fait du Renaud (se débat, résiste), on l'étrangle à moitié.
Ainsi tenu, on est à l'entière merci du second complice, le troisième faisant le guet, qui explore soigneusement les poches. L'opération est rapide; dès qu'elle est terminée, celui qui vous tient vous lâche en vous portant, dans le dos, un coup de genou, qui vous jette à terre assommé et évanouit un bon moment, généralement jusqu'à l'arrivée des agents qui vous relèvent longtemps après que la silhouette de vos agresseurs a disparu au loin dans la pénombre des rues mal éclairées, vers un endroit propice au partage des dépouilles. Le coup du Père François se porte encore facilement au passant attardé qui longe, aux heures solitaires de la nuit, les maisons dans l'encoignure desquelles peut se cacher un ou des agresseurs prompts à s'élancer, ou au promeneur distrait qui, la nuit passe par insouciance, ou par fanfaronnade auprès ou même au milieu d'un groupe de gens qui ont l'air de causer tranquillement de leurs petites affaires sous la douce lumière des réverbères, mais qui, en réalité, cherchent l'occasion d'un mauvais coup à faire.
Une fois saisi par le coup du Père François, comme je l'ai indiqué plus haut, l'homme le plus robuste est à la merci de ses adversaires, et les professionnels de l'attaque nocturne portent, avec une sûreté et une célérité merveilleuse, ce coup redoutable.

Vengeance de rôdeurs.

Il y a quelques années, lorsque les journaux étaient tous remplis des faits et gestes de Romain Daurignac et de ses aventures dans l'Argentine, les rôdeurs avaient innové un coup nouveau abandonné depuis et qu'ils appelaient le coup à la Romain Daurignac. Il consistait à étrangler la victime à l'aide d'une longue corde dont ils usaient, comme un gaucho argentin se sert du lazo.
Ce fut une mode de courte durée.
Lorsque le pante a été dévalisé, que fait le rôdeur? Il y a deux écoles.
L'une veut qu'on arrange (tue) toujours la victime pour être sûr de son silence. Le moyen semble efficace, en effet, mais il y a une autre école qui conseille exactement le contraire et, ma foi, il faut reconnaître que sa modération est doublement louable puisqu'elle épargne la victime et met l'agresseur à l'abri d'une condamnation qui peut être fort grave surtout s'il y a eu mort d'homme.
Cependant, à quelque école des deux qu'ils appartiennent, les rôdeurs arrangent souvent la victime dans les poches de laquelle ils n'ont pas trouvé la forte somme. Il est sinistre d'entendre dans le demi-évanouissement de la strangulation:
- Ah! mince! Il est bridé (il a une chaîne), c'est du toc (c'est du faux), il a pas de bob (montre). (Avec les rôdeurs, il ne faut pas être poseur et porteur d'une chaîne en doublé, veuve de sa montre!)
Ou bien:
- Pas un flèche! (sou).
Car ces phrases sont presque toujours suivies de celle-ci:
-Arrange-le.
Les représailles sont terribles: on vous jette à terre et on vous broie la figure à coups de talons de botte ou encore:

Pour faire voir qu'on a les lourdes
On chope l'gonce par les esgourdes
On l'sonne sur l'bord du trottoir
Pas sur l'pavé de bois, ça s'enfonce!

comme à chanté Bruant jadis*





L'apache, furieux de n'avoir pas trouvé la forte somme sur sa victime, lui écrase la tête à coups de botte. 

C'est l'horreur du sonnage, le rôdeur vous saisit la tête par les oreilles et vous brise le crâne sur le granit du trottoir. c'est épouvantable, paraît-il, car on en réchappe!
Parfois, c'est à l'aide de l'os de mouton, cette arme terrible des Apaches**, que celui qui vient de vous fouiller sans succès, vous broie la face, tandis que son complice vous maintient dans l'étau de son bras.


Ceux qu'on n'attaque pas.

Parfois une attaque nocturne est fructueuse. On est tombé sur le bath (beau). On a fait le beau coup. Le pante est plein aux as! (il est cousu d'or et de billets). Alors les rôdeurs se montrent plein de mansuétude pour la victime, surtout si elle n'a pas crié, et ils se contentent de... l'assommer!
En somme, il y a dans l'attaque nocturne beaucoup de bonne volonté, si j'ose dire, de la part de la victime qui, dans une très large mesure, facilite le travail à ses agresseurs.
L'homme qui ne se trouverait jamais en état d'ébriété dans la rue, la nuit, qui ne tomberait pas dans le piège grossier de la discussion nocturne avec des inconnus, dans un endroit désert; qui, la nuit passerait toujours prudemment au milieu de la chaussée, éviterait les groupes noctambules, celui-là, quel que fut le quartier qu'il habitât et quelle que soit l'heure avancée à laquelle son travail l'obligeât à rentrer, pourrait être à peu près sûr de n'être jamais attaqué.
Un rôdeur me disait:
"On ne se jette pas du trottoir sur la chaussée, à distance, à l'attaque d'un passant, fut-il seul et dans un quartier désert, quand ce passant fait attention à ne pas se laisser surprendre. On ne sait jamais à qui on a affaire.
"L'homme peut être un boxeur qui assommera deux ou trois hommes facilement; il peut être doué d'une force herculéenne; il peut être armé d'un revolver qui mettra hors de combat ses assaillants et amènera les agents, il peut s'enfuir, crier.
"Une agression dans ces conditions ça ne vaudrait pas les risques."
Il est sage, je pense, de croire cet homme qui "travaillait" dans la partie.
En résumé, quand vous traversez tard une rue déserte: marchez au milieu de la chaussée, ne répondez pas aux interpellations d'individus stationnant sur les trottoirs, boutonnez votre veston pour dissimulez votre chaîne de montre. Vous ne serez pas attaqué.

                                                                                                                         Henri Christian.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 12 mai 1907.


 Nota de Célestin Mira: 

*Une autre chanson d'Aristide Bruant: Dans la rue:





** Os de mouton:

Os de mouton: Préfecture de police, 1881.

"On les trouve porteurs d'un véritable arsenal: couteaux à crans d'arrêt; poignards formés d'une lame de fleuret, d'un tiers-point aiguisé, stylets italiens, coup-de-poing américain, casse-tête, assommoir en caoutchouc, os de mouton, revolver ou rigolos". Les plaies sociales: la pègre, 1912. (www.languefrançaise.net)

samedi 23 décembre 2017

Cambrai.

Cambrai.


Cambrai, l'ancienne Cameracum des Romains, a joué un rôle actif à toutes les époques, autant par sa position que par les formidables défenses dont elle a été constamment entourée. On sait que Clodion prenait le titre de roi de Cambrai.
Après avoir appartenu aux rois de France jusqu'au règne de Charles le Simple, cette ville fut cédée aux empereurs d'Allemagne, lesquels donnèrent tout droit de souveraineté aux évêques. Vers le milieu du XIe siècle, alors que des idées de liberté commençaient à fomenter dans les têtes, les bourgeois de Cambrai s'insurgèrent pour conquérir le droit de commune à leur cité:
"Comme le clergé et tout le peuple étaient en grande paix, s'écrie un moine chroniqueur, l'évêque Gérard s'en alla visiter l'empereur Henri quatrième, son suzerain et bon ami. Mais ne fut pas très-éloigné quand les bourgeois de Cambrai, par mauvais conseil, jurèrent une commune, et firent ensemble une conspiration et s'allièrent par serment que si ledit évêque n'octroyait icelle commune, ils lui défendraient l'entrée de la cité. Cependant l'évêque était à Lobbes, et lui dit le mal que le peuple avait fait, et aussitôt quitta sa route, et accompagné de son ami Baudoin, comte de Mons, vinrent à la cité avec grande cavalerie, et les bourgeois les refusèrent. Alors l'évêque prit en grande pitié cette folie, et manda aux bourgeois qu'il traiterait tout en sa cour et en bonne manière; ainsi les apaisa. Il advint que lorsque le seigneur évêque fut entré, grand nombre de chevaliers, sans son su et consentement, assaillirent les rebelles en leurs osts et maisons, en occirent aucuns, et plusieurs blessèrent. Dont furent les bourgeois très-esbahis, et par ainsi la commune défaite."
Quelques années plus tard, les habitants de Cambrai se rébellionnèrent encore, et établirent une nouvelle commune qui ne fut pas plus heureuse que la première; en 1107, l'empereur Henri V l'abolit; vingt ans plus tard, elle était reconstituée. 
Philippe de Valois accorda de grands privilèges aux bourgeois et manants, à cause de la belle défense qu'ils opposèrent à l'armée anglaise forte de plus de quatre-vingt mille hommes. Charles-Quint s'empara de Cambrai, et y bâtit une des plus fortes citadelles de l'Europe; cependant elle capitula devant les armées de Louis XIV, et Cambrai resta définitivement à la France par le traité de Nimègue conclu en 1678.
Cette ville, située sur l'Escaut, renferme plusieurs édifices remarquables: la cathédrale, l'Hôtel-de-Ville et la porte Notre-Dame dont nous donnons le dessin exact. 


Porte Notre-dame à Cambrai.

La cité de Cambrai est entourée de fortifications considérables et flanquées de tours rondes antiques; en 1793, les Autrichiens l'assiégèrent sans succès.
Cambrai, simple évêché depuis le concordat de 1802, était autrefois le siège d'un archevêché illustré par Fénelon, et la ville reconnaissante a élevé sur un de ses places un monument à la mémoire du glorieux prélat. La sainteté des anciens évêques, la sévérité de la primitive Eglise, la douceur de la plus indulgente vertu, le charme de la plus séduisante politesse, une infatigable bonté, une charité inépuisable, telles étaient les brillantes qualités de l'archevêque de Cambrai.
Les malheurs de la guerre à la dernière époque de Louis XIV avait amenés les troupes alliées dans le diocèse de Fénelon; ce fut pour le prélat l'occasion d'efforts et de sacrifices nouveaux: sa sagesse, sa fermeté, son langage engagèrent les généraux ennemis à respecter les malheureuses provinces de la Flandre. La situation de Cambrai attirait auprès de Fénelon beaucoup d'étrangers: tous ne l'approchaient et ne le quittaient que pénétrés d'une religieuse admiration:
"J'aime mieux ma famille que moi-même, aimait-il à répéter; j'aime mieux ma patrie que ma famille, mais j'aime encore mieux le genre humain que ma patrie".
Admirable progression de sentiments et de devoirs!

Le Magasin universel, septembre 1837.

jeudi 21 décembre 2017

Hôtel de ville de Saint-Quentin.

Hôtel de ville de Saint-Quentin.


L'origine de la ville de Saint-Quentin est obscure: est-elle ou n'est-elle pas l'ancienne Samarobrive de l'époque gauloise? c'est ce que nous ne pouvons décider, c'est ce que n'ont pas encore expliqué les vingt ou trente brochures que cette question a fait naître. Les uns assurent que le nom de Samarobrive appartient à la ville d'Amiens, d'autres à celle de Vermand, d'autres enfin donnent le nom à Saint-Quentin. Si nous avions à opter entre ces trois hypothèses, nous adopterions la dernière; elle paraît résulter des Commentaires de César.
L'empereur Auguste ayant placé une colonie à Saint-Quentin, nomma cette ville Augusta Viromanduorum; sous ce dernier nom, elle devint la capitale de la Gaule Belgique. Après la chute de l'Empire, les Vandales, les Huns et les Francs l'envahirent tour à tour. Ouverte à toutes les incursions auxquelles elle n'avait à opposer que des haies, de mauvaises terrasses et un gouvernement sans protection, elle cède aux Barbares qui ne lui laissent pas pierre sur pierre.
Sous la première race des rois de France, le Vermandois, dont Saint-Quentin était la capitale, reçut un comte qui y fit sa résidence; l'exercice de l'administration politique fut placé dans ses mains, sous la seule charge du service militaire envers le roi.
A toutes les époques de la monarchie, la ville de Saint-Quentin a joué un rôle glorieux; sous Philippe-Auguste, elle arma de bonnes batailles de lances qui se distinguèrent auprès du preux monarque à Bovines: un habitant de Saint-Quentin, Wallon de Montigny, portait l'oriflamme, et Philippe VI adopta en 1330, pour garder sa personne royale, les arbalétiers et pavésiens de ladite ville.
Vers la fin du XVe siècle, l'empereur Maximilien la fit surprendre par un millier d'hommes bien armés; Frédéric de Horn, seigneur de Montigny, les commandait; déjà, ils avaient pénétré dans les murs de la cité, mais bientôt la population les repousse: la plupart d'entre eux périssent, les autres prennent la fuite. Cependant, Saint-Quentin, quel que fût le courage de ses habitants, fut prise en 1557, sous le règne de Henri II. Soixante mille Espagnols, Flamands, Allemands, Anglais et Écossais, ayant pour chef le duc de Savoie, représentant le roi d'Espagne Philippe II, s'en emparèrent après vingt-cinq jours de tranchée ouverte. Rien ne put la sauver, ni le connétable de Montmorency, d'une si puissante renommée militaire, ni l'amiral Coligny, ni le brave et courageux Dandelot, plus tard brillant capitaine des Calvinistes dans les guerres religieuses, et qui, à travers les lignes ennemies et les marais de Rocourt, avait conduit cinq cents hommes à la garnison. La malheureuse cité éprouva tous les désastres; elle fut pillée, ravagée, saccagée comme au temps des invasions du Ve siècle. Les Anglais enlevèrent tous les ornements et les vases sacrés de la grande église; les Espagnols prirent les tapisseries d'or qui reproduisaient l'histoire du martyre de Saint-Quentin: Philippe II en orna les vastes galeries de l'Escurial, somptueux monastère qu'il élevait à sa victoire. La ville fut dépeuplée à ce point qu'il n'y resta que deux habitants; l'histoire a conservé leur nom: l'un, simple ouvrier, s'appelait Penquoy; l'autre, clerc bien famé, se nommait Simon. Le dévouement héroïque de la cité de Saint-Quentin, dans cette circonstance mémorable, a été célébré par le poète Santeuil. On lit encore aujourd'hui six vers latins, gravés en lettre d'or sur un marbre noir attaché au frontispice de l'Hôtel de Ville.
Dans les longues guerres de religion sous François II et Charles IX, lorsque sous Henri III la ligue forme un gouvernement à part, séparé de la royauté, Saint-Quentin reste fidèle à la dynastie des Valois; en vain Jean de Montluc cherche à s'en emparer; il échoue. A peine s'est-il retiré, les majeurs, échevins et bourgeois se réunissent en l'Hôtel-de Ville, et signent unanimement la déclaration suivante:
"Nous jurons de nous maintenir et conserver sous l'autorité et obéissance de notre roi très-chrétien suivant les commandements de Dieu et de son Eglise, et d'employer nos vies et moyens pour nous opposer à ceux qui voudraient distraire, par quelque voie ou quelque manière que ce soit, de l'obéissance et fidélité que nous devons à notre Dieu, à l'Eglise romaine son épouse, et à notre foi; et d'assister de nos forces, vivres et moyens, les villes unies et qui s'uniront avec nous en cette sainte, chrétienne et catholique résolution."
Après la mort de Henri III, Saint-Quentin ouvrit ses portes à Henri IV; on lui prépara en l'Hôtel-de-Ville une excellente collation, et lorsque les officiers de bouche vinrent pour goûter les mets, Henri s'y opposa: "Je n'ai rien à craindre en si bonne compagnie, s'écrie-t-il, d'autant que je suis avec mes meilleurs amis." 
Quelque années plus tard, on répand le bruit qu'une formidable citadelle menacera bientôt les murs de Saint-Quentin; les magistrats font d'humbles remontrances à Sa Majesté; Henri IV se rend dans la ville, et déclare "que ce ne fut que oncques et n'était son intention ni volonté de faire bâtir ou construire aucune citadelle ni place forte au préjudice de la ville; et que pour toute citadelle, il ne voulait que la fidélité engravée au coeur de tous ses bons sujets et habitants de ladite ville, lesquels il tenait pour ses très-fidèles amis et serviteurs, pour leur très-grande et singulière constance au service de la couronne de France." 
Depuis cette époque, l'histoire de Saint-Quentin n'offre rien de saillant: elle se lie à celle de la monarchie, centralisée par la main puissante de Richelieu, et plus tard par Louis XIV.
La ville de Saint-Quentin est bâtie au sommet et sur le penchant d'une vaste colline, au bas de laquelle coule la Somme. Depuis 1732, le canal de Picardie l'environne d'une demi-ceinture plantée de beaux arbres, dans toute la partie de l'est; elle est ouverte par trois faubourgs qui conduisent à Cambrai et au Cateau, à Guise et à La Fère, à Ham et à Péronne. Naguère un rempart de 1.500 toises de circonférence entourait la cité; six bastions, ouvrages des règnes de Louis XIII et Louis XIV, la protégeaient; de nos jours, la démolition s'est emparée de  tous ces vieux débris: à peine quelques fragments sont debout. Saint-Quentin est pour ainsi dire dépourvue d'antiquités: la cathédrale, si ancienne, où se conservent les pieuses reliques du martyr qui a donné son nom à la ville; l'église Saint-Jacques et l'Hôtel-de-Ville, sont les seuls édifices épargnés de la destruction.
"Quoique irrégulières, les rues principales de Saint-Quentin sont larges et bien percées, dit un écrivain moderne; quoique imprégnées du mauvais goût et de l'esprit d'économie des temps anciens, quelques-unes sont assez bien bâties. Le dernier siècle y a mis quelques beaux édifices; le siècle actuel, des maisons de quelque magnificence. La grande place, presque au centre, peut passer pour un monument; au milieu d'une des quatre façades, un Hôtel-de-Ville, porté sur huit colonnes de grès formant arcades et galeries, surmonté d'une lanterne circulaire et à jour, avec un carillon et une horloge, déploie des formes singulièrement antiques, bien que né à une époque où l'architecture en France commença à prendre ces nobles formes que nous admirons dans les monuments de François 1er: c'était en 1509.



Hôtel-de-Ville de Saint Quentin.

Il contraste aujourd'hui avec la jeunesse des maisons particulières dont il est environné, et cette circonstance semble ajouter quelque chose au respect qu'inspire le vieux monument. En face et au milieu de la place, un puits, remarquable par sa vaste circonférence et par sa construction légère, appelle l'attention.
Derrière la place, mais à une très-petite distance, et également en regard de l'Hôtel-de-Ville, s'élève, attachée à l'ancienne église paroissiale de Saint-Jacques, une tour carrée, lourde bien que moderne, avec un petit donjon octogone que la ville a fait placer sur son couronnement pour servir de beffroi. Un chanoine de Saint-Quentin, Charles de Bovelles, fit en 1510, sur l'année de la construction de l'Hôtel de Ville, la bizarre énigme suivante:

D'un mouton et de cinq chevaux
Toutes les têtes prenez.                                                 M. CCCCC.
Et à icelles, sans nuls travaux
La queue d'un veau joindrez                                                   V
Et au bout ajouterez
Les quatre pieds d'une chatte;                                             IIII
Rassemblez, vous apprendrez
L'an de ma façon et ma date.                                       M, CCCCC, VIII

Déjà au XIIe siècle Saint-Quentin avait adopté une branche spéciale d'industrie; on fabriquait dans les corporations le drap et la sayette. Philippe le Long institua une foire franche, et par lettres patentes la fixa au jour de saint Denis. Les relations commerciales étaient alors bien précaires, et pendant plus de trois cents ans, Saint Quentin resta dans sa laborieuse obscurité industrielle. Dans le XVIe siècle, des fabriques de toiles de lin descendues de la Hollande en Belgique, et de la Belgique à Valenciennes et à Cambrai, arrivèrent à Saint Quentin avec une famille flamande. Des établissements se formèrent bientôt, et en 1595, époque de leur naissance, ils brillaient d'un vif éclat et d'une merveilleuse prospérité. Aujourd'hui Saint-Quentin met en oeuvre, au moyen d'environ six mille ouvriers, un quart en hommes, la moitié en femmes, et un quart en enfants, le quarantième des cotons que la France reçoit chaque année. Les filatures de Paris, de Lille et de Roubaix fournissent aussi une quantité considérable de leurs produits aux fabriques de Saint Quentin, et près de quinze cents personnes sont employées au blanchiment des toiles et aux apprêts des étoffes de coton.

                                                                                                                             A. Mazuy.

Le Magasin universel, septembre 1837.                                                  

lundi 18 décembre 2017

Les Auvergnats.

Les Auvergnats.

C'est un beau pays que l'Auvergne, pittoresque, plein de sauvages merveilles. Mais avec ses plateaux rocheux, son sol de granit et de lave, ses volcans, ses torrents, ses grands bois, ses âpres pâturages, ce beau pays ne nourrit pas ses habitants.
La terre est pauvre, excepté dans certaines vallées; les plateaux sont froids, exposés aux vents soudains, l'hiver est long et dur; avec une latitude presque méridionale, c'est le climat du nord, et la neige couvre longtemps la terre. Il y a peu de champ de blé, mais du seigle, de l'orge, beaucoup de châtaigniers; on vit de châtaignes en Auvergne.
Sur les hautes pâtures sont épars des villages, des hameaux de chaumières, des burons, sorte de chalets, avec des étables pour les troupeaux; on t recueille le laitage, on y fabrique le fromage.


Un buron au Mont-Dore.

On est pauvre, la famille est nombreuse; que fait le jeune paysan d'Auvergne? Il émigre; il vient dans les villes, à Paris. Mais il ne vient ici pour y rester; il compte bien retourner là-bas, quand il aura gagné de l'argent. Pour en avoir, il fera tout de qu'on voudra, excepter voler, car il est foncièrement honnête. 



Intérieur d'un buron au Mont-Dore.

Il sera porteur d'eau, commissionnaire, charbonnier, marchand de bois, marchand de châtaignes grillées au coin des rues. Travailleur, sobre, il est âpre au gain, dit-on plus qu'économe... Je le crois bien; c'est qu'il a hâte de revenir; s'il est de corps parmi nous, sa pensée est au pays. Là il se sentira chez lui, plus à l'aise que parmi les habitants des villes, et montrera plus volontiers ses qualités sociales et bienveillantes. Là, il se mariera; il achètera une maisonnette avec un jardin, un coin de champ; il élèvera son troupeau et fera ses fromages. Il retrouvera les vieux parents et parlera son patois maternel. C'est à cela qu'il pense, quand il reçoit son pourboire, qu'il ne boit pas.
Pour la population aussi, l'Auvergne est un des pays de France les plus remarquables. L'auvergnat, surtout celui des campagnes et des hauts plateaux, représente la vieille race, peu mêlée, peu modifiée en somme par les temps: esprit réfléchi, tenace, bonhomie, un peu rustique d'allure, attachement au sol, vertus familiales. Le patois, l'accent, ont une certaine rudesse montagnarde, qui ne messied pas au milieu de cette âpre nature. La vie a quelque chose de patriarcal et de sérieux, où les fêtes, les noces font de rares échappées de joie bruyante. Les danses du pays, les bourrées au son de la cornemuse celtique ou du violon latin, ont un certain cachet antique et tout local; et ceux qui ne sont point du terroir ne peuvent, dit-on, en bien saisir le rythme. 



Bourrée auvergnate.

Le costume est simple et agreste: pantalon large, veston court, gilet encore plus court, avec large ceinture, vaste chapeau et sabots de hêtre. Les femmes, avec leur jupe courte et leur tablier à piécette relevé, leur petit châle croisé sur la poitrine, leur bonnet de linge ou leur petit chapeau fermé, orné d'un ruban de couleur foncée, sont plus élégantes. Le dimanche et les jours de fête on fait les frais de coquetterie: on porte tablier de soie, souliers à boucles, et sur la tête une énorme touffe de fleurs, tout un jardin!


Femme de Mezenc, costume des dimanches.

Cependant, les vieilles mœurs, les vieux costumes disparaissent; mais il restera au montagnard d'Auvergne sa loyauté, son amour du travail et sa franche bonhomie, qualités de race auxquelles viendront se joindre les bienfaits de l'instruction.

Les Peuples de la terre, Ch. Delon, librairie Hachette, 1890.

Les épouvantails de Paris.

Les épouvantails de Paris.


Il y a de bonnes gens au sens émoussés qui recherches les impressions horribles et se délectent aux frissons que donne la vue des cadavres de la Morgue ou des victimes sanglantes des accidents de la rue.
Ceux-là doivent trouver au Muséum toutes les satisfactions qu'ils peuvent désirer.

Une Vénus décapitée.

Voyez la Vénus hottentote qui est une des plus singulières pièces de la galerie d'anthropologie. Cette sauvagesse couleur de pain d'épice était à Paris pour s'exhiber devant un public qu'elle comptait ahurir par sa laideur. Fut-elle considérée comme une beauté dans son pays des Boschimans qui passe pour produire les plus laids des bipèdes du genre homme? Mais le Paris de la Restauration recula d'horreur.
Comment la Vénus hottentote fut-elle revendiquée par le Muséum? Je l'ignore, mais ce que je sais, c'est qu'une fois entrée dans les collections, il lui advint la plus fâcheuse des aventures: un monomane du vol lui déroba sa tête!
Pendant de longues années, le Muséum ne posséda qu'une Vénus hottentote décapitée. Enfin, en 1827, une personne qui n'a pas voulu se faire connaître restitua à la galerie d'anthropologie le chef de la négresse.

Visions de supplices.

Oh! cette galerie! à l'aide de quelles complicités de bourreaux et de fossoyeurs a-t-elle donc pu réunir tous les sinistres objets qui la remplissent? Voici une série de têtes d'Arabes et de kabyles abattues jadis à coups de yatagan et séchées au soleil d'Afrique; leurs bouches tordues dans un rictus d'agonie laisse voir l'éclat de leurs dents blanches.
Un assassin livré au supplice vengeur est là; c'est Soliman-el-Haléby, le jeune Syrien fanatique qui poignarda Kleber, général en chef de l'armée française en Egypte. Il fut condamné à être empalée après avoir eu la main brûlée. Il survécut six heures à son supplice et ne poussa pas une plainte au milieu des souffrances.
On remarque dans ce qui reste de lui que la brûlure de la main s'est portée jusqu'aux os et que le pal, après avoir lacéré les viscères, a fracturé les vertèbres et s'est implanté dans le canal vertébral. Si la place de la Roquette nous eût donné un tel spectacle, il y a longtemps que l'on aurait aboli la peine de mort.
Papavoine, cet impulsif que gagna la folie du meurtre et qui égorgea deux enfants sous les yeux de leur mère, dans le bois de Vincennes, figurait en buste dans la même collection; c'était un moulage exécuté sur nature.
La calotte du crâne du poète Legouvé, un autre crâne que l'on croit être celui de Descartes, la tête d'Eva  Cattel, une tireuse de cartes qui fut célèbre à Vienne; des crânes de moines, de médecins, de peintres, d'écrivains, de marchandes de modes, des crânes égyptiens tirés des momies, voisinent curieusement.
Des têtes d'Européens, de Tartares, de Kalmouks, de Chinois, de Lapons, de Hottentots, de Peaux-Rouges, constellent les murs de la galerie d'anatomie. On y voit aussi de ces têtes telles que savent les préparer certains peuples des rives de l'Amazone. Le procédé mérite une explication. On désosse la tête du mort; puis on fait savamment sécher  la peau qui se rétrécit et se replie peu à peu sur elle-même. L'art est de conserver à la tête ainsi graduellement réduite sa forme humaine; elle la conserve encore quand elle est à peine plus grosse que le poing; elle conserve ses yeux qui sont gros comme l'ongle, son nez qui ressemble à celui d'un carlin, sa petite bouche et sa chevelure qui est seulement plus épaisse et plus condensée sur cet horrible raccourci.

Le monstre à deux têtes.

Mais le plus étrange, a coup sûr, des êtres humains qui se virent au Muséum est le monstre bicéphale qui s'appelait de son vivant Ritta-Christina * et dont le squelette est enfermé dans une vitrine de la galerie d'anatomie comparée.
Ce monstre naquit le 12 mars 1829 à Sassari, en Sardaigne, et vécut huit mois et demi. Lorsqu'on l'apporta à l'église pour le faire baptiser, le desservant de la paroisse demeura perplexe; mais remarquant que ce nouveau né avait réellement deux têtes, il lui donna deux noms et deux baptêmes séparés. Cet être extraordinaire arriva à Paris le 26 octobre 1829 et fut présenté à la Faculté de médecine  et aux Académies.
Force fut de se rendre à l'évidence: il y avait réellement deux êtres dans une même enveloppe. Les deux volontés étaient bien manifestes. Souvent, il est vrai, les deux têtes pleuraient en même temps, mais il n'était pas rare de les voir l'une téter et l'autre dormir. Christina sourire et Ritta conserver une sorte d'immobilité. Peu de temps après leur arrivée à Paris, soit par les fatigues du voyage, soit par suite d'un refroidissement, Ritta tomba gravement malade et succomba après quelques jours d'agonie. On a raconté que pendant que sa sœur était mourante, Chritina jouissait d'une santé excellente: elle jouait même sur le sein de sa mère. Mais au moment où Ritta rendit le dernier soupir, Christina poussa un cri et expira.

                                                                                                                     Henri Plessis.
Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 29 avril 1907.

* Nota de Célestin Mira: Rita et Christina sont deux filles siamoises nées à Sassari, en Sardaigne, et décédées d'une bronchite à l'âge de huit mois.