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mercredi 11 juin 2014

Voleur de malles.

Voleur de malles.


Aujourd'hui, ce n'est ni en porteur de bagage, ni en marchand de buis, ni en sergent de ville, que notre collaborateur, Georges Daniel s'est travesti! Il a abandonné toute profession honorable et, en parfait reporter, a consenti, pour le plus grand profit de nos lecteurs, à se transformer momentanément en "sinistre gredin".

Il nous sera toujours possible de mettre en garde nos contemporains contre les escrocs, mais il ne sera jamais fait cas de nos sages avertissements, chacun se supposant trop malin pour être dupé, et pourtant, ce sera sous les pancartes même portant en grosses lettres ces mots: "Prenez garde aux voleurs!", que se commettront, quotidiennement, les délits contre lesquels la presse aura, durant des années, mené campagne.
Le truc de la malle est une nouveauté, fort réussie d'ailleurs; elle a rapporté à son auteur, éminent psychologue, une fortune, tout en ruinant bien entendu, nombre de pauvres gens, ayant comme excuse, ceux-là, de ne pas avoir été prévenus à temps.
J'ose espérer qu'après avoir débiné le truc, l'individu à qui revient la paternité de cette invention et que j'ai eu le plaisir de fréquenter, fera faillite, seule manière honorable, à mon avis de se retirer d'un commerce aussi lucratif.
Parmi les nombreux personnages avec lesquels j'entrais récemment en relation par l'intermédiaire de Léonard le Tripier, l'exquis cambrioleur dont je suis un peu l'ami, l'un deux, le baron de M... me sembla tout particulièrement intéressant.
Le gousset débordant de louis, le portefeuille gonflé de billets de mille, somptueusement vêtu, les doigts surchargés de bagues, un voiture au mois à sa disposition, ce gentleman ne pouvait être qu'un fils de famille désireux de dilapider le plus rapidement possible quelque colossal héritage.
Son existence était partagé entre les grands bars, les restaurants à la mode, les théâtres de boulevard, les cercles où l'on joue gros jeu et les champs de courses, plus dangereux que les tripots.
J'avais lieu d'être fier de semblable fréquentation, lorsque, du jour au lendemain, mon individu disparut de la circulation.
J'interrogeai Léonard qui me répondit:
- Je ne sais pas, il est peut être en voyage.
- Oh! il ne serait pas parti sans me prévenir; c'est un homme trop sérieux, ce n'est pas un emballé.
- C'est ce qui vous trompe, monsieur, c'est un emballé.
- Lui! allons donc!
- Tenez, j'peux vous l'dire, à vous, c'est si bien un emballé qu'il l'a été fier soir.
- Comment! le baron, arrêté hier! Où et comment?



- Au moment où, bêtement, il faisait un porte-monnaie dans la poche d'une vieille dame, sur le boulevard, tandis qu'il laissait perdre 2 ou 3.000 francs qu'on lui apportait à la même heure gare Saint-Lazare.
- Qui donc pouvait lui apporter cette somme?
- Une bonne dont il devait faire la malle. Ah! oui, en somme, vous ne savez pas de quelle façon le baron gagnait tout l'argent qu'il avait sur lui?
- Non, certes.
- Eh bien! il faisait les malles des bonnes, un truc à lui. Oh! écoutez-moi ça, vous allez voir si c'était trouvé.
Et, après m'avoir exposé l'opération, Léonard me proposa, puisque je ne voulais pas croire à la possibilité d'un semblable vol, de le mettre à exécution dès le lendemain.
Je ne pouvais hésiter, et voici comment je devins, samedi soir, durant quelques instants seulement, l'illégitime propriétaire de 2.400 francs de titres, de 800 francs en or et billet et d'un livret de la caisse d'épargne d'une valeur de 412 francs.
A bien réfléchir, l'affaire est simple par elle-même  puisqu'elle consiste en un simple vol de malle dans laquelle, à part une erreur regrettable qui de temps en temps se peut produire, on découvre toujours une moyenne de 2 à 3.000 francs.
Mais le difficile est de dénicher la malle banquable, réalisable sur le champ, et pour ce faire, voici comment nous avons opéré.
Bien stylé par Léonard, nous nous présentons samedi, vers 3 heures après midi, en un bureau de placement su quartier Saint-Sulpice.
L' "entrée réservée aux maîtres" nous livre, comme à regret, un étroit passage, et nous nous trouvons, mon complice et moi, en présence d'une grosse dame qui fort aimablement veut bien nous demander ce que nous désirons.



Prenant alors la parole car je suis le plus décoratif, au point de vue costume, j'expose ainsi ma requête:
- Je m'adresse à vous, madame, envoyés par quelque uns de mes vieux amis du faubourg Saint-Germain qui m'ont fort vanté vos services.
- Je suis flattée, monsieur; mais pensez donc, voilà quinze ans bientôt que je fournis tout ce qu'il y a de huppé dans le quartier. Aussi, qu'y a-t-il pour votre service? Je suis à vos ordres, monsieur.
- Voici: la baronne de Longaline, ma femme, recherche en ce moment une femme de chambre très habile, sachant coiffer et n'ayant jamais servi que dans notre monde. Oh! mes aïeux! En outre, Mme de Longaline préfère une femme d'une âme respectable; j'ai un jeune valet de chambre, et dame...
Avec un sourire entendu, Mme la directrice me répond:
- Compris, monsieur, aussi ai-je pensé à vous présenter une perle, monsieur, une vraie perle,  et par un curieux hasard, je l'ai là chez moi, sous la main. Voulez-vous que je la fasse venir?
- Oui, mais dites-moi, chez qui a-t-elle servi, et quel âge a-t-elle?
- Elle a été placée par moi il y a quatre ans chez des maîtres qu'elle vient de quitter par suite du décès de madame; d'ailleurs monsieur doit connaître la famille, ce sont les de S...
Oh! certainement, répond Léonard qui avait su jusque là garder un précieux  silence , même qu'on eu le plaisir d'être invité à l'enterrement.
Pan! ça y est: voilà le gaffe!
La digne matrone pince les lèvres et fait une moue significative.
Heureusement, je rectifie:
- Mon employé est chargé de répondre aux lettres de faire-part que nous recevons à notre domicile de Paris, car nous habitons Versailles dix mois de l'année la baronne et moi.
- Ah! fort bien, et c'est pour Versailles que monsieur désire une femme de chambre?
- Oui.
- Je vais en ce cas moi-même la quérir.
Et la tenancière se dirige vers l'enclos réservé aux domestiques. Durant son absence, je fais remarquer à Léonard tout ce qu'il y a d'incorrect dans sa tenue.
- Bah! si vous croyez que ça y fait quelque chose à la vieille! Pourvu qu'elle touche sa commission, le reste, elle s'en moque!
La porte s'ouvre et, précédée de la placière, apparaît le sujet qui nous intéresse.
Grande, maigre, la figure en lame de couteau, cette peu avenante personne, tout en m'exhibant de nombreux certificats, m'interroge d'une voix aigre:
- Combien monsieur donne-t-il de gages?
- Cinquante francs par mois.
- Oh! ce n'est pas assez pour moi; je n'irai jamais à Versailles pour moins de 60 francs.
Léonard exulte en son coin; c'est bien celle qu'il nous faut, âpre au gain, avare, on la devine facilement voleuse; elle doit avoir des économies. 
Aussi, je m'empresse de lui répondre:
- J'ai pris connaissance de vos certificats, ils sont excellents, vous me plaisez, voici 10 francs de denier à Dieu; trouvez-bous ce soir à 8 h. 1/4 à la gare Saint-Lazare avec votre malle, nous prendrons le train de 8 h. 40.
- Monsieur sera certainement satisfait de cette brave fille: c'est une perle. Si monsieur voulait avoir l'obligeance de laisser son adresse, dans le cas où j'aurais besoin de faire parvenir quelque chose à Marie Déprés.
Avec un aplomb imperturbable, j'écris sur le registre: "avenue Hoche, à Versailles, M. de Longaline."
Je salue et nous nous dirigeons vers la sortie.
Sur le seuil de la porte, Léonard, qui s'est aperçu que j'ai négligé une formalité, se retourne, et, s'adressant à Marie Déprés, lui dit:
- Si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas emporter d'argent sur vous pendant le voyage; on m'a refait les poches, il n'y a pas deux jours. Mettez tout cela dans votre malle, bien fermée, bien ficelée, c'est préférable.
- Merci, monsieur, je ne manquerai pas.
Nous quittons l'établissement pour ne nous retrouver qu'à 8 h. 1/4 à la gare.
La femme de chambre est là qui attend; sa malle, une façon de cercueil, est placée sur un chariot qu'elle ne quitte pas des yeux.



Je charge Léonard, ainsi qu'il est dans le programme, de prendre un billet de première et un billet de seconde et de faire enregistrer la malle.
L'opération est faite en un clin d’œil, puis, après avoir ostensiblement remis les deux billets et le bulletin de bagage, Léonard s'apprête à prendre congé de nous; je condescends jusqu'à lui serrer la main, ce dont il se montre très flatté, devant la bonne et, en cette poignée de main rapide, je lui rends le bulletin de bagages.
Nous gagnons, ma victime et moi, les salles d'attente. Durant ce temps, Léonard réclame aux employés la malle qu'il vient d'enregistrer, déclarant qu'il a décidé de ne point partir ce soir.
On lui remet le colis, et le tour est joué. Il ne me reste plus qu'à prétexter auprès de la malheureuse d'un achat de journaux ou de cigares pour l'abandonner à mon tour et rejoindre mon complice.
C'est ce que je ne fais pas: J'explique alors à Marie Déprés que je me suis servi d'elle pour tenter une expérience, qu'entre parenthèses elle trouve de fort mauvais goût,  et lui rendant son bien accompagné d'un louis, je la prie de me faire connaître le contenu du petit cercueil en question.
- Deux mille quatre cents francs de titre, monsieur, 800 francs d'or et de billets et un livret de 412 francs de la caisse d'épargne. Vingt ans de travail! Et dire qu'on aurait si bien pu me voler tout ça!
- Même que vous pouvez-vous vanter d'avoir une chance! S'il n'y avait eu que moi pour vous la rendre, votre galette, vous l'auriez revu en songe! déclare mon ami Léonard le Tripier.

                                                                                                             Georges Daniel.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 9 août 1903.

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