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mardi 20 août 2013

Comment on mange une orange.

Comment on mange une orange.

Quel titre absurde ! doit se dire le lecteur; tout le monde n'est-il pas capable de manger une orange ! Et même, si ce lecteur est quelque gentleman en bas âge, peut-être va-t-il plus loin et pense-t-il que la principale difficulté n'est pas de manger une orange, mais bien de...l'obtenir.
Jusqu'ici, nous sommes d'accord. Il est évident que le premier venu peut manger une orange. Ce fruit délicieux et exquis plaît naturellement à tous et à toutes. Quand on a de bonnes dents, ce n'est pas une orange qui les abîmera. Quand, au contraire, on n'en a plus du tout, il suffit de posséder une bonne paire de gencives.
Mais approfondissons un peu la question, je vous prie. Pour faire n'importe quoi en ce monde, il y a la bonne manière de s'y prendre, et il y a la mauvaise. Par exemple, on fera rire tout le monde, discrètement et en cachette, si ce n'est bruyamment et ouvertement, en s'avisant, à table, de porter à sa bouche des morceaux de poire avec un couteau. On obtiendrait pareil succès en buvant à même sa soupe comme on fait d'une tasse de thé, ou inversement, en absorbant tout le contenu d'une tasse de thé avec une cuillère. L'usage et diverses convenances que suggère la pratique ont créé à la longue une manière de manger quelque chose qu'on sert à table. Cela étant, il est assez singulier qu'aucune règle et aucune méthode ne se soient imposé pour l'orange, et que chacun soit libre de la manger selon sa fantaisie.

Une réponse qui est un poème.

Toutefois, il y a des gens qui, sur ce point délicat, ne manquent pas de tact. C'est ce que j'ai pu constater il n'y a pas longtemps. Qu'il me suffise de dire que j'étais assis à côté d'une dame, et, qu'à un certain moment je risquai cette remarque: "Ces oranges sont délicieuses, Madame. Pourquoi donc n'en mangez-vous pas ?". La réponse qu'on me fit, grâvement et posément, fut celle-ci ( jugez de ma surprise): "Parce je ne sais pas manger proprement une orange... et que tout le monde sans doute, est dans le même cas."
Cette réponse, qui était à elle seule une délicieuse confession, dessilla mes yeux. Je me mis alors à regarder autour de moi; et pas une qui les mangeât d'une manière convenable !

Vandalisme et malpropreté.

L'une traitait son orange comme si c'eût été une poire ou bien une pomme. Elle commençait par la couper en deux, puis elle en faisait de même pour chacune des moitiés. Ayant, de la sorte, obtenu quatre demi-hémisphères, elle les coupait encore, pour avoir huit morceaux ! Après tout ce manège, je laisse à penser dans quel état se trouvait la malheureuse orange. Un tel vandalisme lui avait fait perdre jusqu'à la dernière goutte de son jus. Impossible d'imaginer procédé plus barbare, et plus maladroit en même temps.
Sur ce, je jetai les yeux sur un deuxième mangeur, et regardai comment il s'y prenait. Celui-là aussi commença aussi par faire de son orange deux hémisphères égaux. Mais, au lieu de faire passer son couteau par la ligne des pôles, il lui fit suivre la route de l'équateur, à égale distance des régions arctiques et antarctiques. Content de son ouvrage, il saisit une des deux moitiés ainsi obtenues et, la portant à sa bouche, se mit à la presser convulsivement et à la sucer, à la represser et à la resucer, avec une noble ardeur, et force plaisir, à ce qu'il paraissait. La méthode était efficace, cela je n'en doute pas, mais très certainement d'une propreté douteuse. Quel gâchis s'ensuivit ! Et comme j'aurais voulu que vous vissiez le nez et le menton, tout reluisants de jus.
Là-dessus, mon attention fut attirée par une troisième personne; et celle-ci traitait son orange comme si c'eût été une vulgaire pomme de terre. Commençant à la peler à partir d'un des pôles, elle tournait en spirale, tournait, tournait toujours, et semblait vouloir fabriquer un ruban sans fin.
Un quatrième mangeur confondit sans doute son orange avec un oeuf mollet ! Car, ayant fait à l'un des bouts un trou, à peu près large comme une pièce de deux francs, il y introduisit....peut être en guise de sel, une quantité de sucre. Et puis, la portant à sa bouche en la pressant comme si sa vie en avait dépendu, il suça, et pompa ...et suça.
Toutes ces diverses personnes étaient persuadées qu'elles faisaient pour le mieux, et avaient l'air fort satisfaites d'elles-même. Mais moi, j'étais bien sûr qu'aucunes d'elles ne mangeaient décemment une orange.
Quelques temps après, il arriva que je parlai de tout ça à un de mes amis, qui voulu bien m'expliquer dans le plus grand détail comment une orange doit être mangée, à table. Je vous donne sa méthode comme il me l'a donnée. A vous de l'adopter si elle vous paraît bonne.

La manière de procéder.

Placez l'orange sur votre assiette à dessert de telle sorte que son axe soit parallèle à la table. Alors, dans le sens de sa ligne médiane, ou, pour m'expliquer plus clairement, de son équateur , mais environ à un demi-centimètre plus près de l'un des pôles que l'autre, faites avec un couteau une incision circulaire, en ayant bien soin de ne pas dépasser la peau. Après quoi , faites une deuxième incision circulaire, mais cette fois, plus près du deuxième pôle.
Prenez alors votre cuillère à dessert et introduisez-en le manche dans une des incisions, le plaçant de telle sorte que sa courbure et celle de l'orange se trouve en sens contraire.


Glissez le, pas trop loin, sous le bord de la peau ( comme le montre la figure II ) et faites lui décrire une circonférence tout autour de l'orange. Poussez-le alors un peu plus loin sous la peau, et faites lui de nouveau faire un tour complet. Répétez ce manège un certain nombre de fois; puis agissez de même pour l'autre hémisphère.




Les deux calottes d'écorce se détacheront alors complètement, avec la plus grande facilité ( figure III ) , et si le fruit est bien mûr, presque toute la pellicule blanche partira en même temps. Les calottes enlevées, l'orange présentera l'aspect que vous pouvez voir sur la figure IV: une sphère blanche cerclée d'un anneau jaune.
Maintenant, voici ce qui reste à faire. Pratiquez dans l'anneau d'écorce une coupure transversale, en ayant bien soin ( comme on peut le voir dans la figure V ) que cette coupure tombe exactement entre deux quartiers.



Ecartez, alors, adroitement l'un de l'autre les deux quartiers ainsi séparés; et vous verrez comme tous les autres quartiers vont s'étaler élégamment, d'eux-même tout au long de la bande, et se tenir debout, offrant l'aspect le plus appétissant que puisse souhaiter le plus exigeant gastronome.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 28 décembre 1902.

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