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mardi 16 avril 2024

L'Etat peut-il faire notre bonheur?



 Une des tendances les plus caractéristiques de notre époque est celle qui consiste à nous en remettre de toutes choses à l'Etat. Qu'est-ce donc que l'Etat? D'où lui viennent ses ressources? Est-il plus ou moins actif, plus ou moins dépensier, plus ou moins capable de progrès, de perfectionnement que des particuliers? Voit-on les entreprises dont il a pris la direction réussir mieux que celles qui dépendent de l'industrie privée? Les pays les plus prospères sont-ils ceux où l'Etat a le plus ou le moins de prérogatives? Et qu'adviendrait-il de nous le jour où nous aurions abdiqué toute initiative à son profit? Ce sont là des questions également intéressantes pour la fortune publique et le sort de chacun de nous; nos lecteurs trouveront ici un libre examen, pratiqué à la lumière des faits.


A chaque instant, lorsqu'on cause entre Français des affaires publiques ou de la difficulté qu'on trouve dans toutes les carrières à gagner sa vie, il arrive qu'on dise: "L'Etat devrait faire ceci, l'Etat devrait faire cela, l'Etat devrait empêcher ceci, l'Etat devrait subvenir à cela, etc..." De même, s'il s'agit des injustices du sort, des accidents, des abus, de l'inégalité des destinées humaines, le même refrain revient naturellement sur les lèvres de beaucoup de gens: "L'Etat devrait remédier à tout cela, c'est l'Etat qui devrait arranger tout cela".



Une fausse image de l'Etat.

On s'imagine parfois l'Etat comme une divinité bizarre,
disposant d'un trésor inépuisable et pouvant à son gré,
le répandre sur les citoyens. C'est très faux.


Qu'est-ce donc que cet Etre merveilleux qu'on invoque comme la puissance suprême dans toutes les circonstances où il semble que la lutte des intérêts privés et l'exercice de la liberté individuelle produisent de malheureux résultats? Quelle est donc cette puissance assez riche pour subvenir à tous les besoins, assez clairvoyant pour les distinguer tous, assez juste pour proportionner toutes les récompenses au mérite, et assez forte pour contraindre chacun au maximum d'efforts et de vertu? 



Une image vraie de l'Etat.

Ce sont les citoyens eux-mêmes qui engraissent l'Etat et qui
lui apportent tout l'or que l'Etat répand ensuite sur ses serviteurs.


Qu'est-ce que cet être fictif qu'on appelle l'Etat? A-t-il vraiment toutes ces qualités, et peut-il faire notre bonheur? C'est ce que nous allons examiner ici.


Qu'est-ce que l'Etat?

Qui a jamais vu l'Etat? Dans quels hommes ou dans quels monuments peut-on l'apercevoir?  Où faut-il aller pour le rencontrer?
L'Etat serait-il le président de la République? Non, car le président de la République est payé par l'Etat. De plus, il est éphémère et créé par un millier d'hommes, sénateurs et députés, qu'on appelle le Congrès, quand ils sont réunis à Versailles. Est-ce que c'est ce millier d'hommes qui est l'Etat? Non, car l'Etat donne des ordres aux fonctionnaires, aux soldats, et aucun fonctionnaire ni soldat n'obéit à un ordre direct d'un député  ou d'un sénateur. Est-ce que l'Etat ce sont les ministres? Non, car l'Etat paye les ministres, pour qu'ils fassent leur besogne. L'Etat a des dettes et les ministres ne sont nullement obligés de puiser dans leur propre bourse pour les payer. On ne voit donc pas bien qui est l'Etat.
La raison en est très simple: c'est que l'Etat, c'est nous tous. Chacun de nous, citoyens majeurs qui sommes dix millions d'électeurs, est un dix-millionième de l'Etat. Si l'Etat est riche, c'est de l'argent que nous lui donnons. S'il est puissant, c'est parce que nous lui prêtons main-forte. S'il est charitable, c'est à nos frais. Enfin, s'il est équitable, c'est que nous avons les uns pour les autres certaines idées de justice. Mais toutes ces qualités, il ne peut pas les avoir plus que nous. Quand nous lui donnons cent sous, il ne peut pas faire des largesses pour six francs. Quand nous lui cachons notre capacité de travail ou d'intelligence, il ne peut pas les mesurer. Si chacun de nous refuse de se déranger quand il appelle aux armes ou à l'impôt, qui est-ce qui viendra vous cherchez? En un mot, l'Etat étant composé d'hommes, peut-il avoir les qualités que ces hommes n'ont pas et que seul peut posséder un Dieu? Ce n'est guère probable.
De fait, il ne les possède pas. Les gens qui se figurent l'Etat comme un Etre supérieur qui voit tout, qui sait tout, qui possède tout, qui peut tout, qui est souverainement juste et ne fait que le bien, sont victimes d'une espèce de superstition. Supposons que nous appelions Etat la collection de gens que nous payons et que nous décorons et que nous retraitons pour administrer ce que nous mettons en commun, c'est à dire les finances et les services publics, pour veiller à l'entretien des routes et à leur sécurité, pour diriger les hôpitaux, etc. , nous voyons aussitôt que cette collection de gens n'offre absolument aucune des qualités de la Divinité.
D'abord, sont-ils omniscients? On imagine parfois que l'Etat possède des moyens d'information occultes mille fois plus puissant que les particuliers. Mais il n'en est rien. Le directeur d'un journal ou d'un grand établissement financier a des moyen de contrôle supérieurs à ceux de l'Etat. A notre époque où les journaux possèdent par tous les pays des milliers de collaborateurs et peuvent dépenser, pour tout découvrir, des millions, la première chose que fait un ministre, un ambassadeur, même un préfet de police, pour savoir ce qui se passe, c'est d'acheter un journal. C'est un journaliste, M. Stanley, qui a retrouvé Livingstone au fond de l'Afrique, et, le soir où le président Carnot a été assassiné à Lyon, cet événement a été connu d'un grand journal plusieurs heures avant de l'être des ministres restés à Paris. Ainsi, certains particuliers, mus par l'intérêt personnel, sont parfois beaucoup mieux outillés pour connaître les secrets d'Etat que l'Etat lui-même. A plus forte raison, l'Etat est-il incapable de discerner avec justesse ce qui fait chacun de nous, chacun des 38 millions de Français, dans son travail et sa vie privée.
Donc, l'Etat n'est pas omniscient. Est-il du moins omniriche? Non, L'Etat n'a pas d'autre argent que celui que nous lui donnons. Il en a même moins, car il a des dettes vis-à-vis de nous, tandis que nous n'en avons pas vis-à-vis de lui. Quand nous lui demandons une subvention pour construire un hospice, une caserne, une église, une route, un tramway, un pont, et qu'il donne à la commune que nous habitons une somme d'argent pour cela, cette somme ne lui est pas tombée du ciel. Elle ne lui est pas venue de l'étranger. Il ne l'a pas puisée dans un trésor secret dont il a la clef, comme ces trésors des anciens maharajahs, cachés sous les ruines de l'Inde. Non, cette somme vient de notre propre poche.
C'est nous qui l'avons portée  chez le percepteur qui nous la remet, et si nous avions marqué les pièces et les billets, quelquefois nous pourrions les reconnaître... Seulement l'Etat nous rend moins en argent ou en services qu'il ne nous demande, parce qu'il est obligé de payer, sur notre argent, tous ses fonctionnaires. Et comme l'Etat n'est pas une personne qui a un intérêt immédiat à regarder à la dépense, il dépense beaucoup plus d'argent pour ses services que le ferait un particulier. Donc, l'Etat, par lui-même, ne possède rien. M. d'Avenel a très justement dit: "L'Etat ne peut pas plus alimenter les particuliers qu'un nourrisson ne peut nourrir sa nourrice."
L'Etat est-il du moins omnipotent? Oui, en ce qui concerne les choses apparentes et qui peuvent être imposées par la force: l'impôt, la voirie, les établissements publics, car il a pour lui la police, l'armée que nous remettons entre les mains des gens que nous choisissons et que nous payons pour nous administrer. Si quelqu'un ou même si tout un groupe d'hommes refuse publiquement l'obéissance matérielle aux lois, l'Etat le sait, puisque c'est public; et, puisque c'est matériel, il peut matériellement forcer ce groupe de citoyens à observer matériellement la loi. Là-dessus l'Etat est très fort. Mais il y a des choses en ce monde que le plus grand despote ne peut pas nous obliger à faire, si elles nous ennuient: il ne peut rien sur l'intelligence, la volonté, l'effort, le cœur.
Dans l'histoire de Don Quichotte, on raconte que Sancho Pança, devenu gouverneur de l'île de Barataria, interrogea un vagabond et, mécontent de ses réponses, lui dit: "Tu dormiras cette nuit en prison! - Non, dit l'autre. - Comment, non? Tu me défies de t'envoyer dormir en prison? Gardes, saisissez cet homme, jetez-le au fond du cachot. - Je ne dormirai tout de même pas en prison, répliqua l'autre, car je resterai éveillé." Or il est autre chose que l'Etat est encore bien incapable de faire que de forcer chacun de nous à dormir, c'est de nous empêcher de dormir, quand nous avons envie ou besoin de dormir, ou encore de nous faire travailler. Il y a un sentiment qui le peut: c'est l'intérêt personnel, le désir de gagner sa vie. Mais si ce sentiment, par hasard était absent, toute la puissance de l'Etat ne pourrait le remplacer pour les millions de travailleurs d'une nation.

Qu'arriverait-il si l'Etat était patron?

Cependant il faudrait que l'Etat fût omniscient, omniriche et tout-puissant pour qu'il pût remédier à toutes les injustices de la lutte pour la vie et à toutes les inégalités humaines. Par exemple, il est injuste qu'un homme qui travaille jusqu'au bout de ses forces n'arrive pas à gagner sa vie, tandis qu'un autre, plus adroit, plus intelligent, plus chanceux, gagne le superflu en ne travaillant que deux heures par jour. Mais il faudrait être omniscient pour deviner si, réellement, tel homme, tel jour, a travaillé de toutes ses forces, ou bien s'il le prétend faussement; et l'Etat ne l'est pas. Il est injuste qu'arrivé à soixante ans, et même à cinquante dans certains métiers fatigants, un travailleur n'ait pas le pain assuré par une retraite; mais pour constituer une retraite à chacun des 38 millions de Français, à partir de cinquante ans, il faudrait que l'Etat fût omniriche, et il ne l'est pas. De plus, si chacun de nous était sûr dans tous les cas d'avoir une retraite, beaucoup ne feraient rien et n'économiseraient rien, mangeraient tout à mesure, et ainsi frustreraient les autres travailleurs qui, eux, s'épuiseraient pour constituer une retraite aux fainéants. Pour empêcher cela, il faudrait que l'Etat fût partout, vit tout et fût tout-puissant sur nos volontés et nos intentions, et il ne l'est pas.
Enfin, il est injuste qu'un ouvrier qui ne demande qu'à travailler et qui offre ses deux bras, ne trouve pas de travail, soit victime du chômage, à cause des milliers et des milliers de circonstances qui règlent l'offre et la demande. Mais pour que l'Etat donnât toujours du travail à qui en demande, il faudrait qu'il fût patron, le patron universel, et il faudrait qu'il fût le patron idéal, celui qui produit le mieux, le meilleur marché, le plus vite, avec le plus de progrès. Il faudrait aussi qu'il fît mieux face à la concurrence étrangère. Sans être un Dieu, il faudrait aussi que l'Etat fût un patron plus intelligent, plus actif, plus agressif, plus prévoyant, plus humain que tout autre patron. L'est-il en réalité? Hélas! il faut en rabattre!



Le patron, sous le régime de la libre concurrence,
court après le client.


Non seulement, l'Etat ne peut pas faire une besogne surhumaine, mais on n'a pas remarqué jusqu'ici qu'il fît les besognes ordinaires de l'industrie et du commerce mieux ou même aussi bien qu'un particulier ou une association de particuliers. Il est entrepreneur de chemins de fer, confectionneur de poudre et de tabac, fabricant de céramique, imprimeur. Or, il travaille toujours plus chèrement et le plus souvent moins bien que les particuliers. Il va plus lentement: il est en plus réfractaire au progrès.



Comment l'Etat-patron recevrait le client.


Premièrement l'Etat n'est pas économe mais dépensier. Il ne produit pas à bon compte, mais à grand frais. Là où un particulier dépense 10 francs et deux journées de travail, il dépense 20 francs et huit jours. S'il plante un arbre, il lui faut mobiliser une armée d'employés. Entre ses mains, une entreprise quelconque devient une mauvaise affaire. En France, par exemple, pour obéir à la pression publique, le gouvernement a successivement construit et administré directement près de2 800 kilomètres de lignes qui ont coûté, d'après le rapport de la Commission du Budget pour 1895, l'énorme somme de 1 275 millions, en y comprenant les insuffisances annuelles capitalisées. Les bénéfices annuels étant de 9 millions, alors que les dépenses sont de 57 millions, le déficit annuel est d'environ 48 millions. Ce déficit tient en partie aux frais gigantesques d'exploitation. Alors que le coefficient d'exploitation est de 50 pour 100 pour les grandes compagnies telles que le Paris-Lyon et l'Orléans, par exemple, peu intéressées à économiser pourtant puisque l'Etat leur garantit un minimum d'intérêt, le coefficient d'exploitation des chemins de fer de l'Etat atteint le chiffre invraisemblable de 77 pour 100.
Secondement, l'Etat n'est pas progressif, mais routinier. Il n'y a personne qui aille moins vite dans la voie du progrès. Un infime détail le montrera. On a partout remplacé les lampes à huile par des procédés plus modernes d'éclairage: mais dans les ministères, c'est à dire chez l'Etat, on a conservé les lampes à huile. Les personnes qui s'imaginent que si l'Etat remplaçait les particuliers à la tête des usines, les choses pourraient aller bien, oublient l'histoire de toutes les inventions.
Quand l'Anglais Bessemer, en 1856,  inventa le convertisseur qui permet d'extraire des fontes grises, du prix moyen de 15 francs les 100 kilogrammes, un acier revenant à 30 francs les 100 kilogrammes, c'est à dire le moyen de révolutionner toute la métallurgie, et par la métallurgie, les chemins de fer, et par les chemins de fer le monde entier, il fut impossible d'obtenir de l'Etat le moindre concours. Son invention était pourtant pour l'Angleterre une source colossale de richesse. Auparavant, elle ne produisait que 50 000 tonnes d'acier; dans la suite, elle en produisit 750 000. Cependant, l'Etat ne le comprit que bien longtemps après tout le monde. Il repoussa pendant vingt ans ce progrès, qui fit gagner au pays 4 milliards 230 millions de francs. Il s'opposa même, à l'Exposition de 1867, à ce que Bessemer reçût, en France, la croix de grand officier de la Légion d'honneur. On voit ce qui serait advenu si, en Angleterre, l'Etat avait dirigé toutes les usines de métallurgie. Il aurait retardé pendant vingt ans le progrès qui enrichit le pays. Heureusement l'intérêt individuel des patrons était là. L'initiative privée entreprit ce que l'Etat se refusa même à examiner. c'est l'histoire de la plupart des grandes inventions.
Pourquoi l'Etat est-il plus dépensier que les particuliers et pourquoi est-il moins entreprenant?
C'est à cause de l'énormité de sa machine et de la complication de ses rouages.
Dans un établissement de l'Etat, par exemple une exploitation rurale, on se trouve à avoir à la fois des chevaux qui font du fumier et des champs qui ont besoin de fumier. Cependant le règlement ne permet pas qu'on mette sur les champs le fumier qui sort de l'écurie. La loi oblige à le vendre, quitte à racheter ensuite, à beaux deniers comptants et naturellement plus cher, un autre fumier pour engraisser les terres.
Dans un autre établissement de l'Etat, une manufacture, un acheteur ne peut pas, même en offrant de payer tout de suite, faire une commande, si les crédits affectés par l'Etat aux travaux à exécuter dans l'année à cette manufacture, sont épuisés. Elle refuse donc la commande, le public attendra. D'ailleurs cette manufacture a raison, car le jour où elle livrera son produit, le prix ne lui en sera pas remis par l'acheteur; il n'entrera pas dans ses caisses, mais il sera porté chez le percepteur du département. Il entrera dans le budget général de l'Etat, non dans le budget particulier de la manufacture. On juge, d'après cela, quelles complications de comptes entraînent de telles chinoiseries. Un ministre a raconté à la Chambre l'histoire d'une longue controverse dans les bureaux d'un ministère, ayant pour objet de savoir si une dépense de 77 kilogrammes de fer figurerait pour 3 fr. 46 ou 3 fr. 47 dans le budget de ce ministère. Pour le décider, il fallut la délibération prolongée d'une demi-douzaine de chefs de bureau et finalement l'intervention directe du ministre lui-même.
De telles minuties sont risibles au premier abord. Mais, si on y réfléchit, on s'aperçoit qu'elles sont les conséquences obligée de tout travail exécuté par l'Etat. Dans cette immense collectivité anonyme, où l'on manie l'argent de tout le monde et où personne n'y est de sa poche, il faut une surveillance minutieuse de tous les instants. Il faut donc, pour exécuter le moindre travail, une immense armée de fonctionnaires. Il y a cinquante ans, ils étaient 188 000 et coûtaient 245 millions. Aujourd'hui, ils sont 689 000 et coûtent 627 millions. 
Un jour, un chef de bureau vit arriver un solliciteur demandant un petit emploi dans l'administration. Pour le décourager, il lui annonça qu'il y avait déjà 40 000 demandes. 


Comment-il se fait que le nombre de fonctionnaires
augmente sans cesse.


A l'encontre des particuliers qui s'efforcent toujours de
restreindre leur personnel, l'Etat trouve sans cesse prétexte
à augmenter le nombre de ses fonctionnaires. "J'ai déjà
40 000 demandes", répondit un jour un chef de bureau à un
solliciteur qui demandait un emploi dans l'administration.


Le solliciteur fut d'abord atterré; puis il réfléchit que ces 40 000 demandes elles-mêmes devaient faire l'objet d'un travail nouveau et, au chef de bureau qui se désolait de ne pouvoir rien faire pour lui, il répondit triomphalement: " Mais si, charger-moi de les classer!" 


Atterré tout d'abord, le visiteur ne se tint pas pour battu.
Réfléchissant au travail énorme qu'aller représenter le classement
 de ces 40 000 demandes, il se proposa pour cette besogne.


Par là, on voit quelle perte de temps, de travail et d'argent ce serait pour la nation, si l'Etat voulait encore se charger des industries actuellement régies par les particuliers.



... Et fut accepté. Moralité: le nombre des fonctionnaires
a triplé depuis cinquante ans.


Mais ne serait-il pas possible que l'Administration vint à changer et que l'Etat, un jour, ne fût plus aussi lent et aussi minutieux dans ses opérations? Non, car s'il changeait, ce ne serait plus l'Etat. Si les rouages étaient simplifiés, la machine marcherait plus vite, mais elle marcherait sans sécurité. Toute cette paperasserie garantit la régularité des opérations. L'Administration française est très honnête, très ponctuelle, beaucoup plus qu'une autre administration sur le globe, mais elle doit à la complication de ses rouages où tout est organisé en vue de la probité. Si l'Etat n'était plus si lent, il ne serait plus si sûr. Car, dans l'Etat, personne n'a un intérêt personnel et pressant à surveiller et à activer la marche des choses. Il n'y a que les particuliers qui puissent aller vite et sûrement, parce qu'un particulier est et se sent responsable. L'Etat ne l'est pas. Envers qui le serait-il? S'il dépense trop, tant pis! Il fera un nouvel impôt. S'il ne vend pas ses produits, peu lui chaut: il interdira aux produits étrangers de passer la frontière. Ayant la force d'imposer par le monopole son produit à chacun de nous, il ne s'inquiète pas si son produit nous plait. Tous ces défauts, il les a, non parce qu'il est dirigé par telle ou telle personne, mais parce qu'il est l'Etat, c'est à dire qu'il n'est pas soumis comme le patron particulier ou comme une société de particuliers au coup de fouet, au danger comme au bienfait de la concurrence.
En même temps, il ne profite pas des mille et mille ressources de l'initiative individuelle. Quiconque travaille pour lui-même, dans une spécialité, déploie constamment toutes ses facultés inventives, s'ingénie à trouver un outil nouveau, une combinaison commerciale inédite, adaptés aux besoins exacts de sa clientèle, dans le moment précis où il agit. Il n'est pas arrêté par des règlements d'ensemble, élaborés pour des centaines de mille de travailleurs à la fois. Il est libre de ses mouvements. Cette liberté assure le succès. Toutes les fois qu'il veut obtenir d'hommes intelligents et travailleurs leur maximum de rendement utile, il faut leur laisser leur liberté de mouvement.


Comment l'Etat patron surveillerait-il ses ouvriers?

Serait-ce au moins le triomphe de l'égalité entre les hommes? Supposons que la France soit une immense usine où chacun travaille à une tâche assignée par l'Etat et, moyennant sa docilité, soit assuré d'un salaire quotidien et d'une pension de retraite. Ce serait fort beau, mais, immédiatement, la somme totale de la richesse produite par les travailleurs baisserait. Pourquoi, en effet, se donnerait-on beaucoup de peine, puisque, de toute façon, la vie serait assurée? On se ferait moins scrupule de flâner aux dépens de l'Etat qu'aux dépens d'un particulier. Il faudrait donc que l'Etat surveillât de très près chacun des citoyens, mais il ne pourrait le faire qu'au moyen d'une armée innombrable de surveillants, qui, eux, ne feraient rien du tout que de surveiller. Ce serait une caste de privilégiés comme les seigneurs d'autrefois, comme les millionnaires d'aujourd'hui. Naturellement, tout le monde voudrait être "inspecteur du travail". On pourrait dire d'eux comme des pompières de Nanterre:

Ce sont les pompières
De Nanterre.
Ah! chacun voudra
Etre de ce corps-là.

Quant aux autres, laboureurs, ouvriers, ingénieurs, commerçants, ils seraient soumis à un régime d'obéissance passive.



Un particulier plante un arbre.

Deux hommes suffisent, travaillant une heure, pour cette opération
très simple et peu coûteuse, quand elle est faite par un simple propriétaire.


Serait-ce au moins le règne de la justice absolue?
Non. Dans les projets des philosophes qui veulent que l'Etat fasse notre bonheur, il y a toujours "des inspecteurs rétribués par l'Etat", des "membres du ministère de l'Assurance sociale".



L'Etat plante un arbre.

Une escouade de travailleurs, de surveillants, d'inspecteurs,
est nécessaire pendant une demi-journée pour planter
un arbre dans un jardin public ou sur un boulevard quand
le travail est dirigé et commandé par l'Etat.


Comment ces hommes seraient-ils libérés des passions, des préjugés et des intérêts mesquins plus que d'autres hommes? Sans doute, en présence de la dure bataille économique, on regrette que les conditions de travail dépendent des patrons ou des ouvriers, et l'on se prend à souhaiter que le travail soit réglé et dirigé par une puissance meilleure. Mais en quoi les employés de l'Etat-patron seraient-ils meilleurs, plus vertueux, plus savants, plus impartiaux que les patrons et les ouvriers? En quoi seraient-ils plus désintéressés? Car, en fin de compte, l'Etat, ce sont les employés de l'Etat. L'Etat n'est pas un Dieu, qui descend sur la terre faire lui-même sa besogne: l'Etat, c'est le gapian, c'est le percepteur, c'est le contrôleur, c'est l'huissier, c'est le garde-champêtre. Si le patron a des défauts et est intéressé, est-ce que le gapian est un ange? Est-ce qu'il est plus qu'un autre incapable de céder à une tentation de lucre et de faire un passe-droit? - Non, assurément.
Enfin, si attentifs que soient ces surveillants, ils ne pourraient pas doser, avec une exactitude souveraine, la part d'efforts que chacun de nous donnerait et notre droit à la récompense nationale. Ce serait relativement possible, si chacun de nous produisait le même genre de travail- comme le casseur de pierres sur la route ou le ramasseur de foin.- On verrait, chaque soir, le tas que le travailleur a cassé ou la meule qu'il a construite, et l'on jugerait s'il a bien gagné sa journée. Mais aujourd'hui, dans une industrie,  c'est une complication inouïe de rouages différents qui rend le contrôle presque impossible.
Personne, en effet, ne produit, à lui tout seul, un objet entier qu'il peut montrer au contrôleur. Non seulement les classes ouvrières sont réparties et strictement spécialisées par métiers ou professions, mais, dans un même métier, il y a des subdivisions à l'infini, d'après la nature des mouvements et des opérations. Par exemple, 18 opérations distinctes avec 18 catégories d'ouvriers pour la confection des épingles; 70 opérations distinctes pour la confection des cartes à jouer; 1662 opérations successives pour la fabrication d'une montre de bonne qualité! chaque industrie se subdivise en spécialités nombreuses: par exemple, l'horlogerie en 102 métiers, la métallurgie en 1000 métiers.



Comment se conduiraient les ouvriers de l'Etat-patron.

Les travailleurs des Ateliers nationaux, en 1848,
d'après un dessin du temps par Tony Johannot.


Ainsi donc, si l'Etat s'occupait de faire ce que font les particuliers aujourd'hui dans le régime de la libre concurrence, c'est à dire si tout devenait monopole de l'Etat, on verrait:
1° Moins de résultats obtenus pour une si grande somme d'efforts;
2° La marche du progrès se ralentir;
3° L'inégalité des conditions sociales persister.


Que peut faire l'Etat pour nous?

Donc l'Etat ne peur rien pour notre bonheur... que nous laisser tranquilles. "Les grands, disait Beaumarchais, nous font déjà une grande grâce quand ils veulent bien ne pas nous faire du mal." On peut dire justement la même chose de l'Etat. Il ne peut rien pour notre bonheur, mais il peut nous rendre malheureux en nous empêchant d'ouvrir nos ports, de recevoir des marchandises étrangères, de nous établir aux colonies, en interdisant l'entrée de nos villes aux denrées de première nécessité, en nous espionnant par ses gabelous, en venant roder dans nos maisons, enfin en venant prélever sur notre travail ou sur notre héritage l'argent que nous ou les nôtres avons péniblement gagné. Ne lui demandons rien, ou le moins possible. Si imparfait qu'il soit, c'est encore le régime de la liberté individuelle, de la libre concurrence, et de l'offre et de la demande libres, qui proportionne le mieux la récompense à l'effort. Regardons autour de nous: ce sont ceux qui ont le plus laborieusement travaillé, et le moins inutilement dépensé dans leur vie, qui ont généralement la vieillesse la moins misérable. Sans doute, il y a bien des exceptions à cette loi, trop d'exceptions, et ce sont des injustices du sort, mais tout système arbitraire en ferait naître encore bien davantage et serait encore plus injuste que l'état actuel.
Il va sans dire que la question de la forme du gouvernement n'est ici aucunement engagée; on peut aussi bien concevoir une République où les prérogatives de l'Etat sont démesurées et une République où elles sont réduites au minimum. Mais le fait est que les nations où l'Etat fait peu de chose: les Etats-Unis, l'Angleterre sont les plus riches du monde. Celles où il fait presque tout: l'Italie, l'Espagne, sont parmi les plus pauvres. Telle est la leçon de l'histoire impartiale et de la science désintéressée. Non seulement l'Etat ne peut pas faire notre bonheur, mais la mainmise par l'Etat sur les entreprises et les industries privées serait le suicide d'une nation.

Lectures pour tous, février 1904.

mardi 9 avril 2024

Petites têtes, vieux bonnets.



Qui ne s'est amusé à tenir sur son poing un de ces bonnets d'enfants dont la vue éveille en nous tant d'images gracieuses et de tendres sentiments? Quelques-uns, qui nous viennent des siècles passés ou du fond des provinces, sont de véritables merveilles d'élégance et des chefs-d'œuvre de parure. Après en avoir admiré le luxe ou la grâce, goûté la gentillesse ou la drôlerie, nous poserons une question dont nous soulignons l'intérêt à toutes les mères. Que pensent les médecins de cette coutume de couvrir la tête des enfants? La croient-ils utile ou fâcheuse?





Cette petite tête de l'enfant si fragile, si malléable encore, où s'accumule déjà tout un monde d'image et d'expressions, où se prépare tout un avenir, comment en prendre trop de soin! Aussi depuis qu'il y a des mères et qu'elles aiment leur petit, se sont-elles ingéniées à soigner, protéger, orner, couvrir, surcharger cette tête précieuse et charmante.
Elles y ont mis, ces tendres mères, une sollicitude toujours intéressante et touchante, même quand elle se trompe. Certaines des coutumes dont elles se sont avisées, à travers les pays et les temps, nous semblent-elles maladroites, dangereuses ou baroques, remontez à l'origine, vous serez assurés d'y retrouver les suggestions de cet amour maternel sans cesse en éveil.


Coutumes exotiques et préjugés tenaces.

Au pays de l'Islam, dès que le duvet qui pousse sur la tête du nouveau-né devient chevelure, la mère a bien soin de ne le raser qu'en laissant toujours une mèche intacte. Car elle sait qu'Allah viendra, au jugement dernier, reconnaître les siens et tirer de terre, par la queue des cheveux qui poussent au sommet de son crâne, le disciple fidèle qu'il enlèvera ainsi dans son délicieux paradis.



Enfant arabe.

Dans les pays d'Orient, l'ardeur du soleil oblige à couvrir de fourrure et turbans de laine la tête des bébés, élevés la plupart du temps à moitié nus.


L'Orientale, qui élève son enfant presque nu, lui emmaillotte au contraire soigneusement la tête. Elle sait que l'ardeur du soleil est meurtrière pour ce crâne encore délicat. Aussi accumule-t-elle, comme cela se fait en plusieurs régions, les broderies épaisses et les fourrures qui semblent un paradoxe dans ces climats brûlants; ou, comme au Japon, elle échafaude fleurs, coquillages et clinquant; le principe est le même.
Et toutes les mère veulent, bien entendu,  que leur enfant soit le plus joli du monde. C'est pour cela que, dans beaucoup de peuplades sauvages, on soumet le crâne à de savantes déformations; par exemple, on le comprime entre des planchettes qui, disposées des deux côtés, l'obligent à se développer en forme de cône. Car ces primitifs trouvent à un crâne en pointe une beauté sans pareille. Mais croirait-on qu'hier encore, dans le pays civilisé par excellence de la vieille Europe, en France même, un traitement analogue était réservé aux crânes des petits Méridionaux?
Dans le pays basque, dans le Béarn et jusqu'aux environs de Carcassonne, on faisait au nouveau-né un turban de bandes de toile fortement serrées par des petits cordons. Cette compression déformait le crâne: les maux de tête, l'imbécilité, la folie, en étaient les conséquences logiques.
Que de préjugés saugrenus ont eu cours en cette matière! Dans un traité en date de 1350 et dédié au roi Charles V, on lit que, les enfants ayant besoin de dormir beaucoup, "c'est la cause pourquoi on berce l'enfant, à cette fin que la chaleur l'émeuve à dormir par les fumées qui montent au cerveau." C'est pour la même raison qu'on se serait bien gardé de laver la tête du bébé: on y entretenait la saleté, sous prétexte de respecter le "chapelet", croûte bienfaisante qui soi-disant nourrissait le cerveau.



Comment on coiffait les enfants au XVe siècle.
Le fils de Charles VIII, d'après le Maître de Moulins.


Dans ce portrait que Charles VIII fit faire de son fils, afin de l'emporter dans son expédition d'Italie, le petit prince est coiffé du bonnet dit "à la française", fait de feutre blanc.


Le premier exemple connu d'une mesure de propreté prise pour la tête d'un nouveau-né remonte au 11 novembre 1601. C'est le jour où le jeune roi Louis XIII, âgé de près de deux mois, eut la tête "frottée" pour la première fois; et, quelques jours après "on lui a frotté le front et le visage avec du beurre frais et de l'huile d'amandes douces, pour la crasse qui paraissait y vouloir venir." On voit que ce fait parut assez remarquable pour qu'on l'inscrivit dans les annales du temps!


Elégances de princes au berceau.

Et c'est toujours pour entretenir au cerveau de l'enfant une chaleur salutaire, qu'on entassait sur sa tête bonnets, béguins, tours de tête, cornettes et têtières.
Ces bonnets d'enfant vont suivre à chaque époque le goût du jour et les indications générales de la mode. Ils auront beaucoup d'analogie avec la coiffure usitée à la même époque pour les grandes personnes. Ainsi nous voyons sur les bas-reliefs byzantins les enfants coiffés d'une sorte de petite mitre de forme conique. Au moyen âge, les enfants ont la tête hermétiquement enveloppée, pour ne laisser paraître que la frimousse éveillée, comme leur mère a les cheveux dissimulés sous la coiffe.
C'est alors, semble-t-il, qu'on imagina de mettre, par dessus le béguin, le bourrelet destiné à préserver la tête de l'enfant dans ses chutes sans nombre. Fait d'étoffe rembourrée d'étoupe, ou tressé de paille, le bourrelet, mal seyant et mal commode, est parvenu jusqu'à nous. Les seuls enfants qui n'en portèrent jamais furent les enfants de France. Sans doute un front destiné à porter la couronne ne devait pas être ainsi ridiculisé. Un prince-bébé était-il donc voué aux plaies et bosses dont le dernier de ses petits sujets étaient préservé? On parait à ce péril en matelassant les meubles et les murs des royales "nurseries".
De quoi ne s'avise-t-on pas pour augmenter le luxe de ces coiffures d'enfants? On les surcharge d'or et de pierreries, au point que Henri II rendit une ordonnance défendant de mettre sur la tête des enfants de moins de deux ans tout bonnet en orfèvrerie "avec émails ou sans émails". Le goût de la parure n'allait rien y perdre, grâce à l'essor imprévu de l'industrie dentellière . Pont de Gênes et point de Venise, nous vinrent à propos d'Italie pour orner les têtes de nos bébés royaux. Un jour de l'année 1640, arrivaient de Rome à Versailles trois caisses recouvertes de velours rouge bordé d'argent, ornées de clous d'argent, fermées par une serrure et des clefs d'argent. A quel grand de la terre étaient-elles destinées? Ce personnage était un marmot. Mais ce marmot devait un jour s'appeler Louis XIV et le donateur était le pape.
Les coffres ouverts, on trouva pour les seuls objets de tête: "2 béguins de point de Gênes, l'un à fil blanc, l'autre à fil peint; 2 béguins de toile de soie avec du point de Gênes, aussi l'un à fil blanc, l'autre peint; 2 têtières, aussi de toile de soie, de deux aunes de long et une de large, ouvrées avec du point de Gênes en chef, d'un quart d'aune, et tout autour d'un demi-quart avec de la dentelle de même point de Gênes, etc."
L'usage était établi, depuis lors, que la layette du Dauphin fut offerte par le Saint Père. Le 7 janvier 1781, tout Versailles est en émoi, la maison du roi est sous les armes, les tambours battent aux champs. De superbes équipages, dont le principal coûte 10 000 livres de location, arrivent de Rome, le nonce en descend et remet au roi Louis XVI et à la reine Marie-Antoinette une layette magnifique: on estime le présent pontifical à 1 500 000 livres.
Contraste cruel du destin! L'enfant, objet de ces pompeuses largesses, devra être le prisonnier du Temple.
Au XVIIIe siècle, on mettait dans une riche layette: 48 béguins, 2 têtières, 24 tours de bonnet de laine, 24 cornettes pour la nuit, 24 bonnets ronds en mousseline ou en dentelle, 6 bonnets de laine. En revanche, cette layette ne comptait que 24 chemises!


Une mode qui a la vie dure.

A la fin du XVIIIe siècle, on commence à vêtit plus légèrement les bébés. Dans le portrait de Marie-Antoinette et de ses enfants par Mme Vigée-Lebrun, le dernier-né, que tient la reine sur ses genoux, est coiffé d'un bonnet tout plat. Le Roi de Rome porta des bonnets de broderies et de dentelles. Mais sous la Restauration on revient à l'épais béguin de velours? Jusque vers ces vingt dernières années, on accumulait encore sur le petit crâne un béguin de toile, un de flanelle, un fait de deux doubles mousselines piquées sur une épaisse couche de ouate. De là est venue l'invention du piqué molletonné.



De nos jours.
Comment on coiffe les enfants en Alsace, en Bresse et en Bretagne.

A côté de l'élégante coiffure pointue en nansouk brodé que portent les enfants d'Alsace, et du léger bonnet bressan, on voit ici deux bonnets bretons. Garni de galons dorés et de perles, le premier est en outre agrémenté d'un sachet à cocarde où la dévotion des mères place souvent un morceau de pain bénit; le second, orné de glands et de houppettes, offre un spécimen de la coiffure des garçons.


1840 est le plus beau temps des bonnets d'enfants. On en faisait de toutes façons, en filet de fil d'Ecosse, en filet de laine de Saxe, en valenciennes, en nansouk brodé.


Bébé d'Auvergne.

Ce léger bonnet de soie en pointe donne un petit air de drôlerie à l'enfant qui le porte, sans surcharger sa tête d'une épaisseur malsaine. La dentelle du pays accompagne ce joli travail de l'aiguille maternelle.


On dépensai couramment une centaine de francs et plus sur un bonnet garni de valenciennes ou de malines; petits plis, jours à la main, choux de rubans sur les oreilles, ruche autour de la tête, on déployait une fantaisie exquise sur ces petits objets. 



Bébés du Vaucluse et du Puy de Dôme.

Pauvres petits! La cape d'indienne, les bonnets et les fichus recouvrent plusieurs béguins de flanelle ou de piqué.


Les portraits des jeunes princes d'Orléans les montrent toujours coiffés de leurs petits bonnets, tandis que le pantalon blanc dépasse la robe de satin. Quoi d'étonnant alors à ce que la classe bourgeoise imite l'exemple parti du haut! Telles commerçantes, riches charcutières ou bouchères du quartier, ne craignent pas d'envoyer leur fillette à la pension, coiffée d'un petit bonnet blanc du prix de 80 francs. Et il fallait le rechange quotidien!



Bébé des Landes.

Déplorable erreur que de surcharger la tête d'un bébé de cet épais capiton de tissu ouaté! La transpiration y amasse une croûte que les bonnes femmes se gardent d'enlever, prétendant que ça nourrit le cerveau!


Bébé jette son bonnet par dessus les moulins.

Cependant des idées nouvelles se faisaient jour et les médecins ne se lassaient pas de protester. Un beau jour, on apprit que le Prince impérial, fils de napoléon III, était élevé "à l'anglaise", sans maillot, jambes nues... et sans bonnet! Ce n'est qu'à cause du protocole que le "petit Prince" eut un bonnet de baptême: ce bonnet était en point d'Alençon, comme le reste de la toilette. 


L'heureux présage.
D'après l'estampe de Moreau le jeune.

Au milieu du XVIIIe siècle, sous l'influence de Jean-Jacques Rousseau, on commençait à adopter des modes plus simple pour les enfants. Voyez comme est fait de peu de chose ce petit bonnet dont la vue inspire au jeune couple, figurant dans cette gracieuse scène, tant d'heureux projets d'avenir!


Depuis ce temps le mouvement s'est accentué, le triomphe est décisif; en vain chercherait-on dans la plus belle layette le moindre bonnet. Toutefois dans les campagnes, les femmes qui ont été nourrices à la ville sont seules à adopter l'usage d'élever les enfants tête nue. Les paysannes couvrent beaucoup la tête de l'enfant: par dessus deux ou trois béguins elles ajoutent encore un bonnet taillé dans un reste de robe, soutaché de galons, garni de perles, allongé de glands, le tout suivant la mode de la province. Préjugé auquel elles renonceront d'elles-mêmes quand on sera arrivé à leur donner quelques saines leçons d'hygiène.
Qui ne connait ces vers que nous avons, étant petits, balbutiés devant nos parents pou quelque jour de l'an ou fête de famille.

Cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête,
Plein de plumes choisies, et doux et fait pour moi... 

Ces vers sont maintenant vides de sens: l'oreiller du berceau n'est plus rembourré que par du crin qui soutient la tête et n'y attire pas le sang. Pour la toilette, la tête est savonnée dans le bain quotidien, puis frictionnée d'une eau de lavande ambrée ou d'une eau de violette fine. C'est tout ce qu'exige la moderne hygiène.




Pour sortir, on met à l'enfant une capote légère qui, à la vérité, est peu seyante au petit front dénudé. Les Anglais à cela ont trouvé un remède amusant. Ils cousent tout autour de la capote d'épaisses boucles blondes ou dorées. Dehors, l'enfant paraît possesseur d'une abondante chevelure: at home, il retrouve la drôlerie de sa tête nue et bien modelée. On ne peut que s'égayer d'un pareil usage; les mères raisonnables se garderont bien de l'appliquer à leurs enfants. Elles leur laisseront pousser les cheveux, respectant leur mouvement naturel, se gardant de les rouler sur de durs bigoudis ou d'y porter le fer chaud. S'ils ne frisent pas tout seuls, contentons-nous que les mèches soyeuses tombent sur le front et autour du cou, comme un cadre tout simple au frais visage de notre cher petit.

Lectures pour tous, septembre 1904.
 



dimanche 7 avril 2024

Quelques petites inventions plus ou moins pratiques.




Mieux qu'avec des tenailles.

Avec une cheville à tête plate, que vous entaillez en forme de V comme l'indique la figure, 


et que vous vissez sur un manche en bois, vous pourrez arracher les clous les plus solidement enfoncés.


Ce petit instrument est particulièrement pratique pour déclouer les tapis et les tentures, sans les déchirer.


Râpe en papier de verre.

Pour se servir commodément du papier de verre dans le polissage d'une pièce, nous vous conseillons le dispositif suivant: dans une planche de sapin de dimension convenable, on découpe une tablette rectangulaire terminée par un manche. On arrondit deux des arêtes longitudinales et sur un des côtés on creuse à la scie une rainure.


Une feuille de papier de verre est appliquée sur la partie prismatique, et maintenue par ses deux bords qu'on fixe dans la rainure. La râpe ainsi obtenue a deux grandes et deux petites surfaces, deux arêtes aigues et deux arrondies.

Téléphone pour paralytique.

Pour permettre à une malheureuse infirme, qui ne gardait plus que l'usage atténué de ses bras, de demander du secours en cas d'accident, quelqu'un a imaginé le dispositif représenté par notre figure.


Les récepteurs d'un téléphone étaient fixés aux oreilles de la paralytique par un casque analogue à ceux employés per les employés des poste centraux. Quand au transmetteur, il était porté par un bras pliant fixé au mur, et pouvait être facilement attiré par la malade près de sa bouche, à l'aide d'une ficelle.

Chimistes, ne vous brûlez plus.

Quiconque a fait des manipulations de chimie sait combien il est incommode de tenir un ballon contenant un liquide bouillant ou des produits qui se combinent, dégageant beaucoup de chaleur. Si on saisit le col à pleines mains, on se brûle; si on interpose un chiffon ou du papier entre le verre et les doigts, on risque de laisser tomber le récipient et le briser.


Notre croquis indique la manière de revêtir le col des ballons d'un enroulement de ficelle, mauvais conducteur de la chaleur, qui écarte complètement tout danger de brûlure.

Chandelier en corne.

Avec une corne de vache, quelques bandes de cuivre ou de laiton, et une planchette, vous pouvez fabriquer le bougeoir-applique représenté par notre figure.


La corne, que l'on choisit régulière et de dimension convenable, est bourrée jusqu'à mi-hauteur environ, de papier fortement tassé. On achève de la remplir avec du plâtre de Paris dans lequel on creuse le trou qui doit recevoir la bougie. Le support métallique s'obtient en façonnant les bandes comme l'indique le croquis et en les rivant entre elles et à la planchette.




Corne d'appel économique.

Chauffeurs et cyclistes savent combien les poires en caoutchouc des trompes sont à la fois fragiles et coûteuses. Voici un nouveau modèle d'avertisseur où toute la partie inférieure, en forme de cornet, est métallique; la partie élastique, qui est une demi-sphère de caoutchouc sans coutures, est fixée à la garniture par une bague vissée.

Cette demi-sphère est plus économique qu'une poire, et peut être facilement remplacée en dévissant la bague.


Vos tableaux seront d'aplomb.

Un léger choc, un courant d'air un peu violent suffisent pour pencher les cadres quand ils sont suspendus par une ficelle à un seul piton. Aux personnes éprise de symétrie, nous conseillons pour leurs tableaux et leurs gravures le mode d'accrochage représenté par notre croquis.


Avec deux cordes d'égale longueur passant sur deux pitons plantés au même niveau on réalise une suspension parfaitement fixe et régulière.


Pour chercher une lampe électrique.

On a souvent de la peine à trouver, dans une pièce obscure, une ampoule électrique que l'on veut allumer. en cherchant à tâtons avec une seule main étendue dans le vide, on risque de passer à quelques centimètres de la lampe sans la toucher. ceux qui se trouvent dans cette situation ennuyeuse arriveront plus facilement au but en étendant leurs deux mains, les bouts des pouces en contact, et en les promenant dans la région où doit se trouver l'ampoule.





L'espace ainsi exploré ayant plus de 35 cm de largeur, la probabilité de découvrir l'emplacement cherché est plus grande qu'avec une seule main.


Vieux tire-ligne transformé en porte-gomme.

Tous les dessinateurs savent comme il est délicat d'effacer sur un dessin un détail inexact du tracé, sans toucher au reste. On rendra cette opération tout à fait facile en utilisant, pour maintenir le petit morceau de gomme dont on se sert, un vieux tire-ligne un peu modifié.



A cet effet, on coupe les pointes traçantes de l'instrument et on recourbe les deux branches en forme de crampons. En vissant l'écrou qui sert d'ordinaire à régler l'épaisseur du trait, on réalise la pression nécessaire pour fixer solidement la gomme sur ce manche improvisé.


Empêchez vous poules de couver.

Les œufs destinés à la consommation sont altérés même par un minime commencement d'incubation. pour empêcher les poules couveuses de gâter ainsi les produits du poulailler, nous conseillons de les munir du petit appareil représenté par notre figure:




deux tiges terminées par des roulettes sont fixées par une ceinture au corps de l'animal, et le mettent dans l'impossibilité de s'accroupir sur les œufs. 
Il peut toutefois se pencher en avant pour picorer les graines et dans cette position continuer à avancer, grâce aux roues minuscules qui lui servent d'appui.


Consolidez vos chaises.

Il arrive souvent qu'un pied de vielle chaise se détache quand la colle cède à un choc un peu brusque. Voici un moyen de réparer solidement ce genre de dégât.




A l'aide d'un vis on fixe sur l'extrémité du pied qui doit s'engager dans le siège une lame métallique A, pointue à ses deux extrémités. Lorsqu'on force ensuite le pied à pénétrer jusqu'au fond de son trou, la pièce A se redresse en B, assurant un assemblage plus solide que ne le ferait une ficelle ou de la colle. 



Une patère originale.

Prenez un fil de fer d'un demi-millimètre de diamètre et de un mètre de longueur, courbez-le pour lui donner la forme indiquée par notre croquis, et aiguisez l'extrémité rectiligne. 




En enfonçant la pointe dans un mur au-dessous d'un porte-manteaux vous aurez une patère à chapeaux beaucoup plus pratique que les crochets ordinaires.


Tendeur pour fil électrique.

Pour tendre des fils électriques, il est indispensable de pouvoir les saisir sans risquer de déchirer l'isolant extérieur. 




On y arrive simplement en employant un appareil composé de deux planchettes de chêne réunies par deux languettes, une longue et une courte, articulées au moyen de boulons et de vis. On exerce la tension au moyen d'un palan dont le crochet passe dans un anneau fixé à l'extrémité de la grande languette. Les deux planchettes sont ainsi rapprochées et serrent le fil.


Une lampe de poche à dynamo.

Le courant des lampes électriques de poche est habituellement fourni par une pile sèche. Dans le modèle que représente notre figure, cette pile est remplacée par une minuscule dynamo actionnée par un moteur à ressort. 



Il suffit, pour que la lampe éclaire d'une façon continue, de rebander périodiquement le ressort en pressant du doigt sur un levier toutes les trois à quatre secondes. L'appareil complet a 14 cm de longueur et 5 cm de diamètre.


Pour ramer en voyant où l'on va.

Tous ceux qui ont eu l'occasion de circuler seuls, dans un petit canot, savent combien il est incommode de se diriger tout en ramant: il faut à chaque instant se retourner pour voir si on ne risque pas de rencontrer un obstacle. On peut à la rigueur ramer à l'envers, c'est à dire pousser sur les poignées des avirons au lieu de les tirer à soi pendant que les pales sont dans l'eau, mais l'effort ainsi produit est bien moindre que lorsqu'on rame normalement. 



Dans le dispositif représenté par notre croquis, l'aviron est divisé en deux parties articulées en deux points différents du bordé, et réunies par une traverse articulée sur chacune d'elles. Grâce à ce mécanisme, lorsque le rameur tire la poignée à lui, la pale se déplace dans le même sens et fait avancer le bateau dans la direction du regard. Cet appareil peut être construit à peu de frais avec quelques traverses et quelques pitons.


Bracelet-bourse pour dames.

La mode féminine, qui proscrit les poches réellement utiles, a mis en vogue toutes sortes de systèmes permettant aux dames en promenade d'avoir à portée de la main les objets d'usage courant. Sacs à main, trousses, broches à montres ont été imaginés dans ce bit. 



Voici, dans le même ordre d'idée, un bracelet-bourse en cuir qui peut rendre de réels services; il se fixe autour du poignet gauche; on peut l'ouvrir et le refermer facilement avec la main droite. Nous somme sûrs que ce petit dispositif aura au moins autant de succès que la montre-bracelet; en effet, s'il n'est pas toujours indispensable de savoir l'heure, il est difficile, en allant faire ses courses, de ne pas se munir de son porte monnaie.


Plus d'odeurs de cuisine.

Un Canadien a imaginé la casserole originale que nous figurons ci-dessous, grâce à laquelle les odeurs de friture, de sauces, ne peuvent se répandre dans les appartements en bouffées inopportunes. 



On voit en effet que, le couvercle du récipient une fois fermée, les vapeurs émises par les aliments s'échappent par un conduit latéral et gagnent le foyer d'où elles sortiront par la cheminée d'appel.


Chaises pour pianistes.





Le meuble que représente notre figure a l'aspect d'une chaise ordinaire quand le siège est baissé, mais on peut en changer la hauteur dans de larges limites qui permettent de l'utiliser comme tabouret de piano. La planchette mobile est maintenue à la hauteur par un encliquetage à rochet pratiqué dans les montants verticaux du dossier.
Cette chaise peut aussi rendre des services dans les restaurants, les écoles, et partout où l'on a besoin de siège de hauteur variable.


Un douzaine d'œufs dans la poche.





Notre figue indique assez clairement la disposition de ce cartonnage où peuvent trouver place douze œufs. Ce mode d'empaquetage est particulièrement pratique pour les personnes qui préfèrent porter leurs paquets dans leurs poches plutôt qu'à la main. Les œufs sont en effet disposés en deux rangs de six, ce qui donne à cette boîte d'un genre spécial une épaisseur assez réduite.


La tranquillité des parents.

Il n'y a pas un gamin qui ne se soit amusé à gonfler avec son souffle un sac en papier, de ceux où sont vendus les produits d'épicerie, puis à le faire éclater bruyamment en le frappant avec la paume de la main. 



Voici un modèle de pistolet d'enfant, basé sur le même principe, qui utilise pour toute munition un bout de vieux journal. Il est essentiellement constitué par un récipient en fer blanc, en forme de boule ou de coupe, que l'on peut faire entrer de force dans un cadre au moyen d'un levier solidaire du cadre, ce qui diminue son volume. Le papier est d'abord tendu sur l'ouverture de la boule. Quand on agit sur le levier, l'air de la boule est comprimé et fait éclater le papier à grand fracas.

La Science et la Vie, octobre-décembre 1913.